samedi 4 juin 2011

Citation 14 / Jean Lacroix sur le déchirement

"Un être ne peut se sentir déchiré
que s'il se veut un".
Jean Lacroix


O.P., sam. 28 mai 2011


mercredi 1 juin 2011

Article 6 - Philosophes libertins (XVII-XVIIIe s), par Olivier Pascault


Les philosophes libertins des XVIIe et XVIIIe siècles,
ou le plaisir vital contre la mort

par Olivier Pascault




Venu du latin « libertinus », qui signifie à la fois « affranchi » et « esclave libéré », le mot « libertin » apparaît au XVIe siècle pour désigner tous ceux qui sont jugés hérétiques, c’est-à-dire voués aux cultes de la Nature et du matérialisme. S’il appartient d’abord à la Renaissance de baptiser ces marginaux, ce n’est en fait aucunement un hasard : par ses découvertes, ses Réformes et ses guerres de religion, toute l’époque trace la voie à la crise de conscience qui s’impose à l’« âge d’or » du courant libertin : le XVIIe siècle. Cependant, il trouve sa préfiguration dans un courant fort peu connu et reconnu par la philosophie française, et pourtant majeur pour préparer l’advenue du libertinage : le libertinisme. Ce mouvement de pensée s’appuie sur une relecture des théories du philosophe grec Épicure né au XVIe siècle, développé principalement en Italie par Cardan, Paracelse et Machiavel (ce qu’on omet généralement de mentionner de lui). Le libertinisme fécondera, au XVIIIe siècle, le recours à la notion de raison critique des philosophes, entraînant naturellement celle des juristes et des politistes. En Italie, alors que le libertinage domine en France, Espagne, etc., parallèlement à ce mouvement se développe une école du doute : un courant de pensée remet en question la science s'appuyant sur Aristote et figée par les dogmes religieux, principalement le thomisme. Une discussion contradictoire naît sur les rapports entre foi et raison. Les découvertes géographiques ébranlent le dogme de l'univers géocentrique chrétien. La redécouverte des chefs-d'œuvre païens démontrent que l'art et la beauté peuvent exister en dehors de toute référence chrétienne. Les découvertes scientifiques mettent en contradiction le fait scientifique et le dogme religieux. Les perturbations politiques et les conflits religieux affaiblissent la confiance que l'on peut avoir envers des dirigeants religieux, et par voie de conséquence des dirigeants politiques.

Or, des philosophes paieront cette pétition de principe. Rien ne fut épargné au philosophe Jules César Vanini : « Avant de monter sur le bûcher, on lui ordonna de livrer sa langue au couteau ; il refusa ; il fallut employer des tenailles pour la lui tirer, et quand le fer du bourreau la saisit et la coupa, jamais on entendit un cri plus horrible ». Il sera étranglé, son corps brûlé et ses cendres dispersées. Ce fait se déroula le 9 février 1619, à Toulouse. Le poète Théophile de Viau, plus tard, éprouvera un sort plus « doux » : avant qu'on ne parvienne à l'arrêter et à le jeter en prison (il y meurt le 25 septembre 1626) on l'exécute par contumace et procède à un autodafé de ses recueils d'odes et d'épigrammes.

En effet, au début du Grand Siècle, un arsenal de massacres prennent la forme d'un système de délations, pressions, anathèmes, persécutions, incarcérations, tortures, mises au bûcher. Ils sont dressés pour entraver ce qu'on qualifie d'impiété, de blasphème, d'athéisme, de dissidence ou de libre pensée.

Le libertin essuie tous les feux. Il incarne à lui seul toutes les malices terrestres. Il n'est pas forcément un hérétique ou un mécréant, mais une sorte d’hybride flou, à la fois un débauché, un matérialiste, un sodomite, un sceptique, un démon, un épicurien, un disciple de Machiavel, un adepte de la sorcellerie, un voluptueux aux côtés des forces de la mort.

L'un des hérauts de la contre-offensive civile, religieuse et philosophique pour défendre la religion catholique, apostolique et romaine, le père François Garasse, de la Compagnie de Jésus, le décrit ainsi en 1622 : « J'appelle Libertins nos yvrognets, moucherons de taverne, esprits insensibles à la piété, qui n'ont d'autre Dieu que leur ventre, qui sont enrôlés en cette maudite confrérie qui s'appelle la confrérie des bouteilles [...] C'est une gangrène irrémédiable, il faut couper, trancher, brusler de bonne heure, autrement l'affaire est désespérée ».

A la faux du père Garasse vont s'unir les cisailles sophistiquées du père Marin Mersenne, le célèbre correspondant de Descartes, qui publie en 1624 l'Impiété des déistes, athées et libertins de ce temps : combattue et renversée de point en point par raisons tirées de la philosophie et de la théologie, et, l'année suivante, la Vérité des sciences contre les Sceptiques ou Pyrrhoniens, où le libertin trouve une dénomination antérieure à la très calomniée Chouette de Minerve incarnant au XIXe siècle la Raison chez le philosophe de Berlin Hegel : le « funeste oiseau de la nuit ». Il est ainsi accusé de « ne pas supporter l'éclat de la vérité », de contingenter la connaissance « à la seule portée des sens » et de ravaler les hommes « à la condition la plus basse des bêtes les plus stupides », à le ravaler de surcroît « aux enfers des morts ».

Evidemment ni le père Garasse, ni Mersenne, ni ceux qui, avec les mêmes intentions, les ont précédés ou les suivront, ne vont réussir à sarcler la pratique ou l'esprit du libertinage. Mais ils ont gagné sur un point : les grands représentants de la sagesse libertine ont été, sinon trucidés, du moins dans l'histoire de la pensée, situés en dans la partie « enfer » des bibliothèques, minorés ou rayés de l’histoire. Aussi, aujourd'hui encore, pour les discerner comme étant des sources d’études pour Pascal ou Descartes, Malebranche, Bossuet ou Leibniz, il faut s'employer à les excaver. Pour le XVIIe siècle, il y a Pierre Charron, François de La Mothe Le Vayer, Charles de Saint-Evremond, Pierre Gassendi, Hector Savinien, Cyrano de Bergerac, mais aussi François Bernier, la nonne défroquée Gabrielle Suchon, Gabriel Naudé, Jacques Vallée Des Barreaux. Pour le XVIIIe, ce sont Jean Meslier, La Mettrie, Maupertuis, Helvétius, d'Holbach et le Marquis de Sade qui manifeste brutalement l'irruption du sexe côtoyant la mort dans la philosophie. Tous ont en commun un élan vital contre « l’effroi de la mort » suppressive prêchée à ceux qui se détourneraient des canons de l’Eglise.

Emerge de nos jours le discret La Mothe Le Vayer, dont ses textes deviennent disponibles comme l'Hexameron et De la liberté et de la servitude. Il en va de même pour le fougueux Jean Meslier, à la figure politique si anticipatrice sous Louis XIV : curé athée, de surcroît révolutionnaire communiste et internationaliste, matérialiste intégral, hédoniste convaincu, imprécateur antichrétien, il demeure surtout philosophe au plein sens du terme, comprimant sous sa soutane toute la dynamite accoucheuse des révolutions souterraines qui aboutira à la transformation des sujets du monarque en citoyens de la démocratie parlementaire, au XVIIIe siècle.

Malgré de notables différences entre penseurs, au Grand Siècle, les libertins baroques accomplissent une révolution méthodologique, éthique et religieuse. Ils pratiquent le relativisme et un perspectivisme prolongés de Montaigne. Ils recourent à la méthode d'analyse sceptique, adoptent une posture religieuse singulière, le fidéisme. Ils revendiquent une liberté philosophique totale, ce qui permet de répandre le modèle scientifique, et réhabilitent la morale épicurienne en réactivant le sensualisme. Au Siècle des Lumières, les libertins les plus radicaux privilégient l'immanence, la terre, l'ici-bas. Les dés de l'athéisme sont jetés. La finitude de la mort est prise en compte, l’espérance devient le hic et nunc de l’existence. La matière, la science, le monde sensible, l'univers visible, c’est le matérialisme. La recherche du bonheur, la volupté, le plaisir, le corps, la chair est un hédonisme qui recouvre un appel à la frivolité contre l’instinct de mort. Le bien public, le communalisme, le communisme, le socialisme seront autant d’aboutissements d’une révolution initiée par ces héroïques massacrés ou lésés de l’histoire.

Olivier Pascault

 [Article pour Dictionnaire de la Mort, Larousse, 2010]