mercredi 12 juin 2013

Philippe RAYNAUD : "De la démocratie aux droits de l'homme, en passant par le totalitarisme" (Le Monde, 8.X.2010)


De la démocratie aux droits de l'homme,
en passant par le totalitarisme

Par Philippe Raynaud

 (In : Le Monde, 8 octobre 2010)

 
 
 Dans la philosophie française, Claude Lefort occupait une position singulière, que l'on ne peut pas comprendre si l'on méconnaît l'originalité de son itinéraire politique. Il fut un des rares philosophes français à faire de la politique le thème central de son œuvre philosophique, sans pour autant accepter la vision agonistique de la philosophie qui triompha dans les années 1970. Il fut aussi, et surtout, un des très rares intellectuels français fidèles à la "gauche" à n'avoir jamais eu de sympathie pour la vulgate "progressiste" qui domina en France à partir de l'après-guerre.

 Claude Lefort fut, avec Cornelius Castoriadis, un des fondateurs du groupe Socialisme ou barbarie, né d'une scission dans le mouvement trotskiste français ; or si ce groupe s'est voulu révolutionnaire, il n'est jamais tombé dans l'illusion chère aux gauchismes des années 1970, selon laquelle le Parti communiste serait devenu un parti "réformiste", qu'il aurait fallu rappeler à ses devoirs en le poussant à accomplir malgré lui une révolution qu'il aurait abandonnée.

 Castoriadis et ses amis ont rompu avec l'orthodoxie trotskiste parce qu'ils voyaient dans l'Union soviétique un régime social et politique nouveau, qui n'avait plus rien d'un "Etat ouvrier", et qui n'était défendu par les partis communistes que parce que ceux-ci aspiraient eux-mêmes à instaurer des régimes de même nature. Castoriadis avait immédiatement compris que la reconnaissance du caractère totalitaire de l'Union soviétique entraînait nécessairement l'abandon de la totalité du marxisme, mais il a dirigé sa pensée vers une redéfinition du projet révolutionnaire que Lefort lui-même a fini par abandonner pour devenir le philosophe de la démocratie, dont il s'est efforcé de penser la nouveauté radicale, sans reculer devant la question de sa relation avec les expériences totalitaires du XXe siècle.

 De ce point de vue, si l'on veut se faire une idée de la politique de Lefort, il faut lire en priorité, outre L'Invention démocratique (Fayard, 1981), l'imposant recueil Le Temps présent, qui rassemble ses écrits politiques publiés de 1945 à 2005 (Belin, 2007). On pourra y admirer la sûreté du coup d'œil qui l'a conduit à éviter la plupart des erreurs dans lesquelles tombaient ses contemporains les plus prestigieux.

 Critique acerbe du Sartre "progressiste" qui publia en 1952 dans Les Temps modernes "Les communistes et la paix", il fut un des meilleurs analystes de l'insurrection hongroise de 1956 qui fut, en fait, la seule expérience révolutionnaire qu'il ait vraiment soutenue ; militant pour l'indépendance algérienne, il n'a jamais eu d'illusion sur le FLN et il a très vite compris le rôle qu'allait jouer de Gaulle dans la fin de la guerre d'Algérie et dans la modernisation de la société française ; il a soutenu Mai 68 sans s'illusionner sur les vertus des microbureaucraties gauchistes, il a été un des premiers à comprendre la portée du combat des dissidents soviétiques et de l'œuvre de Soljenitsyne et, à la veille de l'arrivée de François Mitterrand au pouvoir, il analysait très bien la permanence, dans l'union de la gauche, des illusions du progressisme procommuniste.

 L'œuvre philosophique de Claude Lefort est centrée sur l'opposition démocratie/totalitarisme, qu'il a renouvelée grâce à une vision originale de la démocratie, née d'une rencontre inattendue entre l'héritage de la phénoménologie et la pensée de Machiavel.

 De Merleau-Ponty (et, sans doute, d'Heidegger), Lefort a appris à se défier à la fois de la métaphysique rationaliste moderne et de l'illusion d'une saisie immédiate du sens des choses humaines.

 De Machiavel, il a gardé l'idée que toutes les sociétés s'organisent autour d'une polarité entre les "grands" et le "peuple", qui n'a pas en lui-même le pouvoir de surmonter cette division mais qui n'en est pas moins à la source de la liberté, parce qu'il se définit, négativement, par le désir de n'être pas opprimé.

 De là la thèse centrale de Lefort : si la "division originaire" du social est en elle-même insurmontable, la démocratie moderne n'en représente pas moins une expérience radicalement nouvelle, dans la mesure même où elle accueille cette division, et où elle produit du droit dans un contexte marqué par la "dissolution des repères de la certitude".

 Enfin, sur les ruines de la première figure moderne de l'Etat et de la souveraineté royale, la démocratie crée un monde pluriel marqué par l'expérience d'une indétermination fondamentale ; elle fait ainsi du pouvoir un "lieu vide" qu'aucune force ne peut définitivement s'approprier.

 Dans ce contexte, le totalitarisme, qui se présente volontiers comme l'accomplissement de la démocratie, apparaît en fait comme sa négation radicale, puisqu'il prétend créer enfin un peuple "Un", sous l'égide d'un pouvoir qui est censé représenter directement la société, et c'est ce qui explique l'intransigeance de Claude Lefort devant tout ce qui, dans les traditions révolutionnaires, allait dans le sens des fantasmes de l'unité ou de la transparence.

 C'est aussi cela qui l'a conduit, dans un article célèbre, à réhabiliter la problématique des droits de l'homme, dont il fut le premier à donner une version que l'on peut dire à la fois "libérale" et "radicale". Contre Marx, Lefort défend la liberté et l'égalité "formelles", en montrant que, loin de renvoyer à des individus égoïstes et "atomisés" par la propriété et par les mécanismes du marché, ces droits ont d'emblée une dimension politique, comme le montre l'importance de la liberté de pensée et de la liberté de la presse.

 Il note aussi que ce que dénoncent toutes les critiques, réactionnaires ou révolutionnaires, des droits de l'homme - de parler d'un homme "abstrait" - est en fait à l'origine même de la dynamique démocratique, qui, à l'opposé du totalitarisme, ne cède pas à l'illusion d'une unité parfaite et définitive.

 Claude Lefort pouvait ainsi, tout en défendant les dissidents soviétiques, être ouvert à toutes les revendications à venir. On comprend pourquoi ce penseur subtil et profond peut séduire une partie de la gauche radicale tout en conservant l'estime des libéraux et même des conservateurs éclairés.

 

Philippe Raynaud
(Le Monde, 8. X. 2010)

 

 

 

samedi 1 juin 2013

Lettre ouverte aux Ed. FOLIO-GALLIMARD, par Patrice C.


Patrice C.
36, quai des Orfèvres,
00000 Adresse inconnue pour le lecteur
France, pays des lecteurs non réifiés



Lettre ouverte à
Monsieur le Directeur XXX
des Editions Folio-Gallimard

Paris


 le 20 avril 2013.

 Monsieur,
Célinien convaincu à dix-huit ans et avéré depuis, j’avais décidé de relire le Voyage au bout de la nuit, chose qui ne m’était pas arrivée depuis au moins vingt ans. N’en disposant plus, car en ayant distribué plusieurs au cours de ma vie, j’acquiers donc l’œuvre dans la version que vous proposez aujourd’hui.
 
Quelle ne fut pas ma surprise de constater, une fois rentré chez moi, que le livre n’avait plus l’épaisseur que je connaissais. J’en comprenais très rapidement la raison : pour gagner en pagination, vous aviez « tout simplement », si je puis dire, réduit la force de corps de la police et l’interlignage du texte.
Je considère le procédé comme doublement malhonnête. D’abord parce que vous n’avez pour autant pas baissé le prix du livre, mais qu’en plus vous gagnez de l’argent sur l’économie de papier. Vous soumettez donc le lecteur à une double peine en le privant du confort de lecture auquel il a droit. Je me demande ce qu’en aurait pensé Céline… Il est vrai qu’il ne s’est jamais privé de dire à Denoël et à Gallimard (Gaston) ce qu’il pensait d’eux.
Je considère qu’avec une production purement industrielle et comptable de cette qualité vous ne tenez pas votre rôle d’acteur du monde littéraire qui est avant tout de donner accès et envie de lire au plus grand nombre. Que pense de cela le ministère de la Culture ? La vie et survie de votre entreprise a certes un coût, mais ne l’imposez pas aux lecteurs qui vous font vivre (quand même).

 Je me réserve le plaisir éventuel d’aller envoyer ce « pavé » indigeste dans votre vitrine et vous demande de rectifier le préjudice en me faisant parvenir une ancienne édition digne de ce que l’on appelle un LIVRE.

Puissiez-vous tenir compte de ma remarque et ainsi éviter la mort programmée de la littérature papier au profit des tablettes à laquelle votre production nous conduit.
Cordialement (et c’est bien payé !),

Patrice C.