De
la démocratie aux droits de l'homme,
en
passant par le totalitarisme
Par Philippe Raynaud
(In :
Le Monde, 8 octobre 2010)
Dans
la philosophie française, Claude Lefort occupait une position singulière, que
l'on ne peut pas comprendre si l'on méconnaît l'originalité de son itinéraire
politique. Il fut un des rares philosophes français à faire de la politique le
thème central de son œuvre philosophique, sans pour autant accepter la vision
agonistique de la philosophie qui triompha dans les années 1970. Il fut aussi,
et surtout, un des très rares intellectuels français fidèles à la
"gauche" à n'avoir jamais eu de sympathie pour la vulgate
"progressiste" qui domina en France à partir de l'après-guerre.
Claude
Lefort fut, avec Cornelius Castoriadis, un des fondateurs du groupe Socialisme ou barbarie, né d'une
scission dans le mouvement trotskiste français ; or si ce groupe s'est voulu
révolutionnaire, il n'est jamais tombé dans l'illusion chère aux gauchismes des
années 1970, selon laquelle le Parti communiste serait devenu un parti
"réformiste", qu'il aurait fallu rappeler à ses devoirs en le
poussant à accomplir malgré lui une révolution qu'il aurait abandonnée.
Castoriadis
et ses amis ont rompu avec l'orthodoxie trotskiste parce qu'ils voyaient dans
l'Union soviétique un régime social et politique nouveau, qui n'avait plus rien
d'un "Etat ouvrier", et qui n'était défendu par les partis
communistes que parce que ceux-ci aspiraient eux-mêmes à instaurer des régimes
de même nature. Castoriadis avait immédiatement compris que la reconnaissance
du caractère totalitaire de l'Union soviétique entraînait nécessairement
l'abandon de la totalité du marxisme, mais il a dirigé sa pensée vers une
redéfinition du projet révolutionnaire que Lefort lui-même a fini par
abandonner pour devenir le philosophe de la démocratie, dont il s'est efforcé
de penser la nouveauté radicale, sans reculer devant la question de sa relation
avec les expériences totalitaires du XXe siècle.
De
ce point de vue, si l'on veut se faire une idée de la politique de Lefort, il
faut lire en priorité, outre L'Invention
démocratique (Fayard, 1981), l'imposant recueil Le Temps présent, qui rassemble ses écrits politiques publiés de
1945 à 2005 (Belin, 2007). On pourra y admirer la sûreté du coup d'œil qui l'a
conduit à éviter la plupart des erreurs dans lesquelles tombaient ses
contemporains les plus prestigieux.
Critique
acerbe du Sartre "progressiste" qui publia en 1952 dans Les Temps modernes "Les communistes
et la paix", il fut un des meilleurs analystes de l'insurrection hongroise
de 1956 qui fut, en fait, la seule expérience révolutionnaire qu'il ait
vraiment soutenue ; militant pour l'indépendance algérienne, il n'a jamais eu
d'illusion sur le FLN et il a très vite compris le rôle qu'allait jouer de
Gaulle dans la fin de la guerre d'Algérie et dans la modernisation de la
société française ; il a soutenu Mai 68 sans s'illusionner sur les vertus des
microbureaucraties gauchistes, il a été un des premiers à comprendre la portée
du combat des dissidents soviétiques et de l'œuvre de Soljenitsyne et, à la
veille de l'arrivée de François Mitterrand au pouvoir, il analysait très bien
la permanence, dans l'union de la gauche, des illusions du progressisme
procommuniste.
L'œuvre
philosophique de Claude Lefort est centrée sur l'opposition
démocratie/totalitarisme, qu'il a renouvelée grâce à une vision originale de la
démocratie, née d'une rencontre inattendue entre l'héritage de la
phénoménologie et la pensée de Machiavel.
De
Merleau-Ponty (et, sans doute, d'Heidegger), Lefort a appris à se défier à la
fois de la métaphysique rationaliste moderne et de l'illusion d'une saisie
immédiate du sens des choses humaines.
De
Machiavel, il a gardé l'idée que toutes les sociétés s'organisent autour d'une
polarité entre les "grands" et le "peuple", qui n'a pas en
lui-même le pouvoir de surmonter cette division mais qui n'en est pas moins à
la source de la liberté, parce qu'il se définit, négativement, par le désir de
n'être pas opprimé.
De
là la thèse centrale de Lefort : si la "division originaire" du
social est en elle-même insurmontable, la démocratie moderne n'en représente
pas moins une expérience radicalement nouvelle, dans la mesure même où elle
accueille cette division, et où elle produit du droit dans un contexte marqué
par la "dissolution des repères de la certitude".
Enfin,
sur les ruines de la première figure moderne de l'Etat et de la souveraineté
royale, la démocratie crée un monde pluriel marqué par l'expérience d'une indétermination
fondamentale ; elle fait ainsi du pouvoir un "lieu vide" qu'aucune
force ne peut définitivement s'approprier.
Dans
ce contexte, le totalitarisme, qui se présente volontiers comme
l'accomplissement de la démocratie, apparaît en fait comme sa négation
radicale, puisqu'il prétend créer enfin un peuple "Un", sous l'égide
d'un pouvoir qui est censé représenter directement la société, et c'est ce qui
explique l'intransigeance de Claude Lefort devant tout ce qui, dans les
traditions révolutionnaires, allait dans le sens des fantasmes de l'unité ou de
la transparence.
C'est
aussi cela qui l'a conduit, dans un article célèbre, à réhabiliter la
problématique des droits de l'homme, dont il fut le premier à donner une
version que l'on peut dire à la fois "libérale" et
"radicale". Contre Marx, Lefort défend la liberté et l'égalité
"formelles", en montrant que, loin de renvoyer à des individus
égoïstes et "atomisés" par la propriété et par les mécanismes du
marché, ces droits ont d'emblée une dimension politique, comme le montre
l'importance de la liberté de pensée et de la liberté de la presse.
Il
note aussi que ce que dénoncent toutes les critiques, réactionnaires ou
révolutionnaires, des droits de l'homme - de parler d'un homme
"abstrait" - est en fait à l'origine même de la dynamique
démocratique, qui, à l'opposé du totalitarisme, ne cède pas à l'illusion d'une
unité parfaite et définitive.
Claude
Lefort pouvait ainsi, tout en défendant les dissidents soviétiques, être ouvert
à toutes les revendications à venir. On comprend pourquoi ce penseur subtil et
profond peut séduire une partie de la gauche radicale tout en conservant
l'estime des libéraux et même des conservateurs éclairés.
Philippe
Raynaud
(Le Monde, 8. X. 2010)