samedi 4 juin 2011

Citation 14 / Jean Lacroix sur le déchirement

"Un être ne peut se sentir déchiré
que s'il se veut un".
Jean Lacroix


O.P., sam. 28 mai 2011


mercredi 1 juin 2011

Article 6 - Philosophes libertins (XVII-XVIIIe s), par Olivier Pascault


Les philosophes libertins des XVIIe et XVIIIe siècles,
ou le plaisir vital contre la mort

par Olivier Pascault




Venu du latin « libertinus », qui signifie à la fois « affranchi » et « esclave libéré », le mot « libertin » apparaît au XVIe siècle pour désigner tous ceux qui sont jugés hérétiques, c’est-à-dire voués aux cultes de la Nature et du matérialisme. S’il appartient d’abord à la Renaissance de baptiser ces marginaux, ce n’est en fait aucunement un hasard : par ses découvertes, ses Réformes et ses guerres de religion, toute l’époque trace la voie à la crise de conscience qui s’impose à l’« âge d’or » du courant libertin : le XVIIe siècle. Cependant, il trouve sa préfiguration dans un courant fort peu connu et reconnu par la philosophie française, et pourtant majeur pour préparer l’advenue du libertinage : le libertinisme. Ce mouvement de pensée s’appuie sur une relecture des théories du philosophe grec Épicure né au XVIe siècle, développé principalement en Italie par Cardan, Paracelse et Machiavel (ce qu’on omet généralement de mentionner de lui). Le libertinisme fécondera, au XVIIIe siècle, le recours à la notion de raison critique des philosophes, entraînant naturellement celle des juristes et des politistes. En Italie, alors que le libertinage domine en France, Espagne, etc., parallèlement à ce mouvement se développe une école du doute : un courant de pensée remet en question la science s'appuyant sur Aristote et figée par les dogmes religieux, principalement le thomisme. Une discussion contradictoire naît sur les rapports entre foi et raison. Les découvertes géographiques ébranlent le dogme de l'univers géocentrique chrétien. La redécouverte des chefs-d'œuvre païens démontrent que l'art et la beauté peuvent exister en dehors de toute référence chrétienne. Les découvertes scientifiques mettent en contradiction le fait scientifique et le dogme religieux. Les perturbations politiques et les conflits religieux affaiblissent la confiance que l'on peut avoir envers des dirigeants religieux, et par voie de conséquence des dirigeants politiques.

Or, des philosophes paieront cette pétition de principe. Rien ne fut épargné au philosophe Jules César Vanini : « Avant de monter sur le bûcher, on lui ordonna de livrer sa langue au couteau ; il refusa ; il fallut employer des tenailles pour la lui tirer, et quand le fer du bourreau la saisit et la coupa, jamais on entendit un cri plus horrible ». Il sera étranglé, son corps brûlé et ses cendres dispersées. Ce fait se déroula le 9 février 1619, à Toulouse. Le poète Théophile de Viau, plus tard, éprouvera un sort plus « doux » : avant qu'on ne parvienne à l'arrêter et à le jeter en prison (il y meurt le 25 septembre 1626) on l'exécute par contumace et procède à un autodafé de ses recueils d'odes et d'épigrammes.

En effet, au début du Grand Siècle, un arsenal de massacres prennent la forme d'un système de délations, pressions, anathèmes, persécutions, incarcérations, tortures, mises au bûcher. Ils sont dressés pour entraver ce qu'on qualifie d'impiété, de blasphème, d'athéisme, de dissidence ou de libre pensée.

Le libertin essuie tous les feux. Il incarne à lui seul toutes les malices terrestres. Il n'est pas forcément un hérétique ou un mécréant, mais une sorte d’hybride flou, à la fois un débauché, un matérialiste, un sodomite, un sceptique, un démon, un épicurien, un disciple de Machiavel, un adepte de la sorcellerie, un voluptueux aux côtés des forces de la mort.

L'un des hérauts de la contre-offensive civile, religieuse et philosophique pour défendre la religion catholique, apostolique et romaine, le père François Garasse, de la Compagnie de Jésus, le décrit ainsi en 1622 : « J'appelle Libertins nos yvrognets, moucherons de taverne, esprits insensibles à la piété, qui n'ont d'autre Dieu que leur ventre, qui sont enrôlés en cette maudite confrérie qui s'appelle la confrérie des bouteilles [...] C'est une gangrène irrémédiable, il faut couper, trancher, brusler de bonne heure, autrement l'affaire est désespérée ».

A la faux du père Garasse vont s'unir les cisailles sophistiquées du père Marin Mersenne, le célèbre correspondant de Descartes, qui publie en 1624 l'Impiété des déistes, athées et libertins de ce temps : combattue et renversée de point en point par raisons tirées de la philosophie et de la théologie, et, l'année suivante, la Vérité des sciences contre les Sceptiques ou Pyrrhoniens, où le libertin trouve une dénomination antérieure à la très calomniée Chouette de Minerve incarnant au XIXe siècle la Raison chez le philosophe de Berlin Hegel : le « funeste oiseau de la nuit ». Il est ainsi accusé de « ne pas supporter l'éclat de la vérité », de contingenter la connaissance « à la seule portée des sens » et de ravaler les hommes « à la condition la plus basse des bêtes les plus stupides », à le ravaler de surcroît « aux enfers des morts ».

Evidemment ni le père Garasse, ni Mersenne, ni ceux qui, avec les mêmes intentions, les ont précédés ou les suivront, ne vont réussir à sarcler la pratique ou l'esprit du libertinage. Mais ils ont gagné sur un point : les grands représentants de la sagesse libertine ont été, sinon trucidés, du moins dans l'histoire de la pensée, situés en dans la partie « enfer » des bibliothèques, minorés ou rayés de l’histoire. Aussi, aujourd'hui encore, pour les discerner comme étant des sources d’études pour Pascal ou Descartes, Malebranche, Bossuet ou Leibniz, il faut s'employer à les excaver. Pour le XVIIe siècle, il y a Pierre Charron, François de La Mothe Le Vayer, Charles de Saint-Evremond, Pierre Gassendi, Hector Savinien, Cyrano de Bergerac, mais aussi François Bernier, la nonne défroquée Gabrielle Suchon, Gabriel Naudé, Jacques Vallée Des Barreaux. Pour le XVIIIe, ce sont Jean Meslier, La Mettrie, Maupertuis, Helvétius, d'Holbach et le Marquis de Sade qui manifeste brutalement l'irruption du sexe côtoyant la mort dans la philosophie. Tous ont en commun un élan vital contre « l’effroi de la mort » suppressive prêchée à ceux qui se détourneraient des canons de l’Eglise.

Emerge de nos jours le discret La Mothe Le Vayer, dont ses textes deviennent disponibles comme l'Hexameron et De la liberté et de la servitude. Il en va de même pour le fougueux Jean Meslier, à la figure politique si anticipatrice sous Louis XIV : curé athée, de surcroît révolutionnaire communiste et internationaliste, matérialiste intégral, hédoniste convaincu, imprécateur antichrétien, il demeure surtout philosophe au plein sens du terme, comprimant sous sa soutane toute la dynamite accoucheuse des révolutions souterraines qui aboutira à la transformation des sujets du monarque en citoyens de la démocratie parlementaire, au XVIIIe siècle.

Malgré de notables différences entre penseurs, au Grand Siècle, les libertins baroques accomplissent une révolution méthodologique, éthique et religieuse. Ils pratiquent le relativisme et un perspectivisme prolongés de Montaigne. Ils recourent à la méthode d'analyse sceptique, adoptent une posture religieuse singulière, le fidéisme. Ils revendiquent une liberté philosophique totale, ce qui permet de répandre le modèle scientifique, et réhabilitent la morale épicurienne en réactivant le sensualisme. Au Siècle des Lumières, les libertins les plus radicaux privilégient l'immanence, la terre, l'ici-bas. Les dés de l'athéisme sont jetés. La finitude de la mort est prise en compte, l’espérance devient le hic et nunc de l’existence. La matière, la science, le monde sensible, l'univers visible, c’est le matérialisme. La recherche du bonheur, la volupté, le plaisir, le corps, la chair est un hédonisme qui recouvre un appel à la frivolité contre l’instinct de mort. Le bien public, le communalisme, le communisme, le socialisme seront autant d’aboutissements d’une révolution initiée par ces héroïques massacrés ou lésés de l’histoire.

Olivier Pascault

 [Article pour Dictionnaire de la Mort, Larousse, 2010]

samedi 28 mai 2011

Hommage à JEHAN VAN LANGHENHOVEN, par Olivier Pascault

Van Langhenhoven : Epouser le feu

par Olivier Pascault



A Coeur Vaillant, rien d'impossible !
Et surtout à JVL. Mes hommages.



missel & surprises des corps assemblés
la conjugaison des plaines & platitudes au calice des X inassouvis
Betty bOOp est parmi nous
soliloque invraisemblable entre une rue
       & un lampadaire
       & un agent de minuit

vous la ronronnerez

mais qui est-elle ?
&
Elle
Elle deux fois plutôt qu'une
&
sacrifice des cuisses refermées sur un visage
jeu du Grand Jeu
en voilà assez
stupeur éborgnée en deux ruisseaux sous la coulée de givre
spermatique frondaison des nuits effrénées sur le cordon des pâmoisons des corps reposés
orgasme
&
orgasmes
un seul fil
un seul pendu lie ses mains ses pieds ses testicules à l'hémistiche de vos ennuis
nous officierons dans les langes de la liberté
                                dans les reins du Grand Jouir
                                dans les escapades libertines

vive la France
&
pourquoi renaître en continu sous la lampe à l'huile
aspire à devenir ce que tu es
                                                 & deviens
couche en la mortifère chrysalide des arythmies cardiaques visage pâle

tu nais demain aujourd'hui hier moins qu'en deçà des troubles des érythèmes fessiers
nous sommes des bébés

c'est fou, non ?


                                         (poaime publié sous le nom DM, janvier 2004)

Poaime / hommage à GEORGES BERNANOS

Dérivation diurne




                              apostrophe à G. Bernanos au Brésil




["dérivation", exercice naturel pratiqué naguère par les situationnistes. Ici où là, ils marchaient sans but dans les villes & territoires, pérégrinaient selon des circonstances s'imposant d'elles-mêmes. Les situationnistes n'ont été et ne seront jamais des gens sérieux. Il est tout de même recommandé de ne pas lire Guy-E. Debord & son ridicule manuel La Société du spectacle non sans avoir au préalable lu Histoire et conscience de classe de György Lukács, le premier ayant mal digéré le second. Il en va ainsi des imitateurs. Conseil averti : épargnez-vous les intoxications. Dire cela n'a d'autre intérêt... que de le dire en passant. Et pof !]


Voir

Voir Dieu sous le soleil bernanosien
Soleil des cendres
Des couchants de l'histoire
&
Volonté de déchoir & grandir sur la butte de l'intime inclinaison d'absolu
Renversement des plaisirs & inversement des heures chaudes
&
Voir
Voir Marie dans les langes de la souche de la contention
Affolement des mésanges devant l'annonce
Rédemption comminatoire des présages
&
Exagération des plis & transparence des feux dans la crèche
Le boeuf sert la vache sert l'âne sert la biche l'absente
&
Croire
Croire Dieu omniscient dans la saveur du réconfort
Déposer sa force tellurique sous le soleil de Satan
En toute dernière instance la santé : ainsi la lutte

                            &

Le bout de la chandelle illumine la table.
Faiblement.
Le pain sur l'assiette, le beurre sur le pain...
ce sont les deux ingrédients de l'écrivain malade & appauvri qui n'en finit pas de composer son oeuvre.
Une pièce vide.
Non, une table, une chaise, de quoi écrire.
Un homme, surtout.
Une pipe aussi. Un feu.
En somme, des trésors.

Misère au Brésil.
Stéfan Zweig & son épouse, lui rendant visite une dernière fois, ont choisi le refuge du suicide le lendemain.
Atteints, ils l'étaient au plus profond de leur âme unie dans ce que fit le peuple allemand au monde.

1942. Misère au Brésil. Epouvante des haciendas dépouillées.

La plume sur la table est la géométrie de la queste.
Faible force du résistant, l'homme des Grands cimetières sous la lune effiloche les phrases, démembre les soupçons, exfiltre les tendances bourgeoises & bigoteries dans toute la scansion des "modernes", ces faux apôtres onctueux : les écrivains catholiques se prennent pour des écrivains grandioses... la monade n'en finit plus de tisser ses orgies. Le doute devient la vérité du croyant.
Il écrira pour l'éternel atermoiement des pieux inversés & la foi rédemptrice & la foi pour / en l'homme.
La seule qui vaille. Ses thuriféraires ne le voient pas.

Angle détroussé,
flèche zigzagante,
Georges Bernanos, vous restez capitaine.

                            &

Mourir n'est pas autre chose que renaître au repos de Marie
Croire est virtu & croire est dépense & énergie recouvrée pour aimer
Aimer l'humanité aimer le monde aimer les créatures Aimer
&
Sourire des fins de toute éternité rompue
Pain d'amour & de combat

Et cum spiritu tuo


 [poaime publié sous le nom DM, le vendredi 23.I.04, paru dans "Place aux Sens", 2005]



lundi 16 mai 2011

Notes / JFLOUETTE sur S. BECKETT, par Olivier Pascault

Quelques notes personnelles prises lors de la Conférence de
Jean-François Louette  prononcée sur
Samuel Beckett,
aux Archives Départementales de Seine & Marne,
le mardi 3 mai 2011.

par Olivier Pascault



Samuel Beckett est né le 13 avril 1906 à Dublin. Jean-François Louette (Université Paris IV) appuie ses propos sur quelques titres : Murphy (1938), Molloy (1951), En attendant Godot (1953), Fin de partie (1957) et Oh les beaux jours (1961). Point d’orgue de son aura internationale, il a obtenu le Prix Nobel de Littérature en 1969. Il meurt à Paris, le 22 décembre 1989.

Samuel Beckett est un homme de rupture. Il déclarait souvent « Je ne sais si je suis né ».

Durant ses études universitaires, il étudie le français, l’italien et l’allemand. Puis, il rompt à la fois avec l’Ireland et la recherche universitaire. Quand il s’installe à Paris en 1936, il rompt avec son pays natal. Enfin, il rompt avec la gloire après les premières représentations de sa pièce En attendant Godot.

Très tôt, il découvre et se rend à Ussy-sur-Marne, pour y travailler et fuir Paris. Au début, il était hébergé dans la Maison Barbier, mais il se fit très vite construire une maison des plus simples. Elle a une importance capitale pour caractériser son œuvre liée à la personnalité profonde de son propriétaire. Cette maison représente en effet pour Beckett son univers mental :

  • Elle est un abri : Beckett porte en lui le sentiment d’avoir été expulsé à cause de sa mère, à cause aussi de ses premiers textes mal jugés dans son pays natal (voir sa nouvelle L’expulsé, publiée en 1946 qui évoque cette partie-là de sa vie).
  • La maison répond à sa question personnelle « comment rendre le monde habitable » (à l’instar des mots de Baudelaire, « Le monde est devenu pour moi inhabitable »). Pour un écrivain, une habitation est sa voix propre, son écriture, cette sorte de mariage entre l’existence quotidienne et la création au quotidien, pour ainsi dire.
  • La maison constitue de même pour Beckett une recherche de l’art à part, dans la solitude, le retrait et le silence. Or, sa compagne Suzanne s’ennuie et refuse cette maison dépouillée à compter de 1960.
  • C’est une maison simple, pauvre, sobre et purement géométrique. Samuel Beckett s’intéresse aux nombres, à la mesure, à la géométrie ; les nombres procèdent pour lui de la parade contre la souffrance et contre la mélancolie. En 1967, il y fait installer un piano. La musique le passionne pour autant qu'elle a à voir avec la métrique, l'organisation structurée des sons.

A cet instant, nous rappelle J.F. Louette, nous pouvons nous référer à la gravure de Dürer intitulée Melancholia I. La mélancolie rend impossible de prendre véritablement la mesure du monde. Ussy-sur-Marne fait apparaître deux ou trois modes d’être mélancolique que vit Beckett, deux ou trois états sans doute parallèles à la gravure de Dürer :

  • Le retrait est la mélancolie. En grec ; « mélancolie » se dit « Phobos », soit « retrait » ; la phubanthropie est un symptôme constant de la mélancolie. On décèle ce caractère récurrent dans Molloy.
  • La tristesse (ou dépression) dans laquelle Beckett s’inscrit et telle qu'elle prévaut dans la tradition des grands traits traditionnels des humeurs.

Or, Samuel Beckett est un « dévorateur » de livres. Il a des cahiers de notes des livres lus, comme de nombreux littérateurs. Chez lui, il existe une confusion intime entre la mort et la vie car, comme il le fait dire à Molly, il ressent un besoin de « pourrir en paix ». Ce sentiment affecte tous les mélancoliques qui vivent au présent la mort. Surgit et se maintient durablement en ce cas le sentiment et l’état du déjà-mort. D’où le fait que le mélancolique n’a pas eu la grâce d’oublier la mort. Au contraire, il « vit » la mort au sens plein. Par devers soi. Dans la pièce Fin de partie ce sentiment se découvre sous les traits suivants :

  • Mettre fin à l’attente de la fin,
  • L’immobilité forcée des protagonistes,
  • La tristesse (solitude, agressivité) en prévalence,
  • Le désinvestissement de quelque être,
  • La parole pour raconter ou pour se calmer dans l'écriture,
  • L’autodépréciation (Freud a largement développé le délire de petitesse) qui sied  à tout mélancolique.

La mélancolie est au cœur de cette pièce. J.F. Louette pose alors la question de la pièce théâtrale comme une analyse pleine de variations sur Dürer. Chez Beckett, insistons, dans le recours contre la mélancolie, il y a le désir de se réfugier dans la géométrie et l’arithmétique par le flux du temps et sa mesure. Par exemple, Molloy-la mère s’arrête de compter. 1, 2… pas plus. Dans ses Carnets de mise en scène de Fin de partie, il fixe par le croquis le nombre des pas qu'effectuent les personnages Hamm et Clov. Sa propre création ne peut, pour Beckett, être fixée par sa seule imagination; il élabore une mesure rythmique par sa mise en scène. Becket lutte contre la mélancolie et contre la confusion. C’est une évidence.

Avec Jean-François Louette, reprenons les faits. La confusion (« the mess ») doit se déployer au fur et à mesure des développements de l’interprétation.

Dans un entretien de 1961, Beckett exprime le désordre permis dans une œuvre d’art qui admette le chaos (« to find a form to accomoded the mess »). Cette idée apparaît dès 1931 dans des cours que Beckett professait auprès de ses étudiants. Les notes d’une étudiante ont été publiées en 2007. Elles sont intitulées Avant la lettre. Beckett s’amuse des idées claires et distinctes de Descartes ; elles détonnent avec le registre usuel de tout esprit calme et rationnellement inféodé à un être du commun. Ainsi, par exemple, Beckett critique Balzac, notamment ses personnages qu'il perçoit tels des « des légumes mécaniques », mais aussi du trait trop clair, trop précis de l'écriture. Il préfère les personnages imprévisibles que l’on trouve par exemple dans les personnages de Dostoïevski, Proust ou Stendhal. Dans Molloy, il n’y a aucun alinéa. Le texte est publié tel un bloc ; c’est un texte-magma, presque une composition confuse. L’écriture fourmille de ressassements : la vie est faite pour lui de récidives. Par ailleurs, Beckett utilise le principe de la confusion des références culturelles et aime par-dessus tout donner pour un même mot deux sens différents, la syllepse.

(I) L’amalgame de références :

(Il est utile de consulter à ce propos les travaux de Jean Starobinsky).
Cette méthode est typique du mélancolique. Une marée de citations et des bribes de cultures sont à l’œuvre. Les bribes de culture forment une réduction (« lessness », néologisme créé par Samuel Beckett). Pour exemples, citons :
  • p. 41, Molloy, « On invente, on ne fait que balbutier sa leçon ». Proust est le grand auteur de Beckett : Albertine séduit Marcel sur sa bicyclette. Il aime en outre Louis-Ferdinand Céline. Eux manient l'art de la redite narrative.
  • p. 161, Molloy : le lavement de Moran de son propre fils.
Beckett mêle allègrement philosophie et littérature : « J’ai toujours préféré être esclave que mort ». Par cet énoncé, Beckett confond deux conceptions antagonistes de Hegel et Homère car, en premier lieu pour lui, il n’existe plus que des débris de beauté. Tout autant, la plus grande des sagesses est de savoir ne rien pouvoir savoir. Ceci caractérise l’excès de lectures et de savoirs chez Beckett. Enfin, signalons-le, comme pour Thomas Bernhard, tout est gâché par l’ordre consensuel du textuel chez Samuel Beckett.

(II) Le second moyen de la confusion :

La syllepse est une figure de rhétorique utilisée par excellence par Beckett qui livre deux sens à un même mot : un sens figuré et un sens littéral  à la fois.
  • p. 113, dans Molloy, la rencontre du charbonnier. Beckett exploite la polysémie et son amour profond de la langue, plus précisément les mots qui constituent un abri pour lui. Il est un auteur bilingue, ce qui s’avère une illustration idoine.

(III) Pourquoi avoir choisi le français ?

Beckett a le goût de la pauvreté. Il estime qu’en français, il est plus facile d’écrire sans style quand l’anglais confine à la poésie. Par le français, Beckett a fait le choix de l’ascétisme. Il exploite sans vergogne des mots rares. Par exemple, il dit « podex » pour évoquer le derrière, les fesses. Le français est la langue de son exil. Il a souhaité modifier sa personnalité et prendre distance avec lui-même. Et puis bien entendu, l’anglais est la langue de l’oppresseur pour l’Irlandais qu’est Beckett. En somme, le français est un espace d’impunité qui lui permet de « nous arranger avec notre charabia ». Sa mère ne le lit pas, voici là un autre élément en faveur de l’impunité. Cependant, il continue d’écrire en anglais et se traduit lui-même. Il supervisait toutes les traductions italiennes et allemandes. Cela aboutit à trois versions de Fin de partie, toutes aussi valables l’une que l’autre comme textes à part. Certes, Samuel Beckett se traduit lui-même mais ne manque pas de s’adapter dans le même mouvement, en respectant les arcanes littéraires de la création. Ces deux aspects autorisent donc plusieurs versions autorisées d’un même texte. Ici, J.F. Louette lit des extraits. Il en ressort qu’en français, Dieu le père est le Christ en anglais dans le même texte. L'adaptabilité à la culture propre à un pays et à une langue lui  donne l'occasion d'inscrire sa création dans l'état d'esprit d'une conception idéelle précise.

(IV) La tension entre souffrance et humour :

Samuel Beckett, comme tout mélancolique, possède un sens aigu du deuil. Sa perception de la souffrance est universelle. Il fait sienne la souffrance historique de tout homme conscient. Contrairement à Cioran, pour qui l’histoire est une dimension à laquelle l’homme aurait pu se passer, Samuel Beckett tient compte de l’histoire. Pour ce dernier, on ne peut plus écrire le monde comme avant la bombe atomique et comme avant les camps de la mort. L’expérience du mal est un fait. Beckett a été membre d’un groupe de résistant, cela pèse sur son jugement objectif. Beckett va plus loin encore. Selon lui, après la Seconde guerre mondiale, on ne peut plus s'en tenir à la tendresse et l’affection. Son théâtre est un théâtre de la cruauté et de l’ennui (équivalent au tourment). Beckett va alors jusqu’à voler nos affects de spectateurs. Par exemple, dans Fin de partie, entre Hamm et Clov, un « tu me rases » devient un dialogue construit sur le jeu de mots entre le rasage au sens strict et l’ennui / désennui du spectateur.

Pour conclure, Jean-François Louette renvoie à T.W. Adorno qui a brillamment évoqué l’humour noir de Beckett, ce qui revient à le saisir tel qu’il est, et nonobstant les études esthétiques de G. Lukacs, entre autres critiques, qui négligèrent Beckett [note de l'auteur des présentes]. Notre conférencier ajoute quelques points rapides, mais utilement brossés. La nature est une parade à la mélancolie. Aussi se sentait-il mieux pour vivre et travailler à Ussy-sur-Marne plutôt qu’à Paris. Grand amateur de musique, Beckett écoute essentiellement de la musique classique, principalement la musique romantique allemande. Dans sa correspondance, il évoque souvent Schubert et Beethoven. Il est fort probable que de tels goûts accomplissaient Beckett comme auteur résolument créatif et tourmenté. Toujours dans ses lettres, mais encore dans ses critiques littéraires, Beckett évoque le style qu'il aime en tant que lecteur (la parataxe) et se prononce très favorablement en faveur de Proust, Céline ou encore La Nausée, de Jean-Paul Sartre qu’il encensait.

Beckett a inventé sa langue. Son écriture est double : le roman et le théâtre. Il a fait œuvre, il a une langue. Voici bien là un chemin d'écrivain qu'en lecteur, nous pouvons lire, suivre, voire poursuivre.

Olivier Pascault., le 16 mai 2011,
à partir de notes personnelles 

Contexte historique de "Boule de Suif", par Olivier Pascault


Boule de Suif  : contexte historique d'une oeuvre de Maupassant

par Olivier Pascault


Boule de Suif, de Guy de Maupassant figure dans le recueil collectif Les Soirées de Médan (1880), patronné par Emile Zola. C’est un conte rédigé durant l’année 1879.
Il y est question de la lâcheté des notables face à l’occupant prussien, sauf la prostituée patriote. En Normandie, 1870, l’armée française quitte Rouen, bientôt envahie par les prussiens. Dix habitants fuient vers Le Havre via Dieppe. Dans la diligence se trouvent les Loiseau, des commerçants, les Carré-Lamadon, des filateurs, le Comte de Bréville, deux religieuses, Cornudet le démocrate et Elisabeth Rousset, une demi-mondaine appelée « Boule de Suif » du fait de son embonpoint et qui se donnera à un officier prussien pour sauver les autres voyageurs qui la méprisent pourtant.

En 1870, Napoléon III est empereur des Français depuis dix-neuf ans tandis que Bismarck, Premier ministre du roi Guillaume de Prusse travaille activement à l’unification allemande (l’Allemagne est alors morcelée e petits territoires indépendants).
Le 21 juin, le Prince de Hohenzollern-Sigmaringen est candidat au trône d’Espagne et la France proteste vigoureusement contre cette candidature, effrayée à l’idée de voir l’Allemagne gagner en puissance. L’ambassadeur français Benedetti est envoyé à Ems où Guillaume de Prusse confirme que Leopold se retirera de la course au trône pour calmer les esprits. Malheureusement, Bismarck réécrit volontairement le télégramme envoyé par son roi de manière à humilier le gouvernement français. La réaction ne se fait pas attendre et, le 19 juillet, la France déclare la guerre à la Prusse. Mal préparée et mal dirigée, l’armée française est rapidement battue le 2 septembre et Napoléon III se rend à Sedan. La guerre continue jusqu’en janvier 1871. Guillaume de Prusse sera proclamé empereur d’Allemagne à Versailles.

 O.P., février 2011.


Cimetière de Nemours, monuments des années 1850-1900
Un mot sur les Soirées de Médan

par Olivier Pascault (en guise d'ajout)

Les Soirées de Médan (recueil réédité par Grasset, collection « les Cahiers Rouges », 2003) est un recueil de six nouvelles, publié le 15 avril 1880 chez Georges Charpentier éditeur à Paris, réunissant Émile Zola (« l'Attaque du moulin »), Guy de Maupassant (« Boule de Suif »), J.-K. Huysmans (« Sac au dos »), Henry Céard (« la Saignée »), Léon Hennique (« l'Affaire du Grand 7 ») et Paul Alexis (« Après la bataille »).
Les six écrivains furent alors périodiquement qualifiés de « groupe de Médan », ce qui faisait implicitement référence à d'autres dîners littéraires antérieurs, tels le « dîner Flaubert » (également appelé « dîner des Cinq »), qui regroupa régulièrement, de 1874 à 1880, Gustave Flaubert, Ivan Tourgueniev, Edmond de Goncourt, Alphonse Daudet et Émile Zola.
Le « groupe de Médan » commença ses réunions dès 1876 et compta même un temps un septième membre, Octave Mirbeau, que son éloignement de Paris, en 1877, après sa nomination comme sous-préfet de Saint-Girons (Ariège), freina dans de probables collaborations futures.
« Nous nous amusons », écrit Zola dans sa préface. C’est bien une histoire d’amitié littéraire, presque autant que de littérature. Cela explique sans doute la qualité inégale des différentes pièces du recueil. La plus fameuse est sans conteste Boule de Suif qui permettra à Guy de Maupassant d’obtenir ses galons de « maître » (dixit G. Flaubert) et d’acquérir la célébrité.

O.P., avril 2011.

lundi 28 mars 2011

Itinéraire René DAUMAL (I), par Olivier Pascault



[Un collectif de chercheurs et écrivains, en vue de fêter René Daumal en l'excavant, m'a un jour de 2006 posé la question suivante. Ma réponse en quelques traits. ]

« En quoi Daumal est quelqu’un pour moi? »

par Olivier Pascault



L’enfance est un spectacle qu’adulte on contemple telle une douce vision de ce que nous fûmes. Convictions, ambitions, espérances, tout est laissé à la porte étroite de ce que nous sommes.


Je suis Hiram, homme à la vertèbre rebelle, que la menace et la violence, pas plus que la séduction ne font dévier de la ligne du devoir d’être un agi. Jamais je ne me résigne. Toujours, je veux la liberté & la recherche de la si sage folie. Je nais en éclats & j’affirme un élan face à la mort. A la mort des vivants, j’entends. Déjà.

Pour moi, le doute n’est que mol oreiller face à cette mort, car je suis éveil au frôlement de mes Phrères Simplistes. L’expérience, alors avec eux, devient connaissance active de soi par l’écriture. Une écriture de la fusion entre poésie, littérature & philosophie. Geste de vie, pulsion de résistance. Vrai, j’acquiesce à René Daumal, « pour être philosophe, pour aimer la vérité plus que soi-même, il faut être mort à l’erreur ».


O.P., 12 juin 2006.

Citation 13 / Nietzsche et le chemin...

"Suis-toi fidèlement toi-même :
- C'est ainsi que tu me suivras.
- Cela est mon chemin - où est le vôtre ?
Voilà ce que je demanderai à ceux qui me demanderont le chemin.
Car de chemin, il n'y en a pas. "

Friedrich Nietzsche

lundi 7 février 2011

Citation 12 / "le photographe", par Walter Evans

"Qu'il soit artiste ou non, le photographe est un joyeux sensualiste, pour simple raison que les yeux génèrent des sentiments, pas des pensées.
En fait, le photographe est un voyou par nature; il est également reporter, voyeur et espion.
Ce qui lui permet de fonctionner, c'est une absorption totale, une puérilité incurable et une saine défense envers toute forme de puritanisme ou de calvinisme."

Walter Evans

OP, dimanche 6 fevrier 2011.

jeudi 27 janvier 2011

Article 5 - Jean-Patrick Manchette, par Olivier Pascault


Manchette : une bombe jazzy indépassée du polar

par Olivier Pascault



Petit texte dédié à un homme qui chuchote à son sax, Pat. C. -  le jazz est en lui 
 du bas de ses Lilas fleurant bon une pègre éthique, si étique...



            Jean-Patrick Manchette n’est pas mort en 1995. Il avait 53 ans et les possède toujours et encore...

            Jeune mort toujours viveur, il marque notre actuel monde de ses pérégrinations jazz et blacks par nos lectures de fictions noires et critiques de ce vécu nôtre si pourri dans les sens oscillants d’os de nos politicards difformes et déjà obsolètes, mais si utiles à la compréhension générale du cours épochal du dépérissement du système dominant. Manchette a donné une heure exacte à l’allant du monde. So Long, Lady Long Solo

            A ses débuts, avec Laissez bronzer les cadavres, cosigné en 1971 avec le complice Jean-Pierre Bastid, et L'Affaire N'Gustro, premier ouvrage écrit seul la même année, Manchette étend sa réputation exceptionnelle. Didier Daeninckx se souvient en 1997, dans la revue Polar (1), de ses atours et grimes majeurs : « Ce qui était le plus remarquable, c'est le culot avec lequel [il] abordait des thèmes invisibles dans la littérature française anesthésiée de l'époque », ajoutant pour sa gouverne une expérience exportable à tous : « Il m'a donné envie d'écrire dans le sens de mettre les pieds dans le plat ». Un autre auteur de la Noire, Jean-Bernard Pouy, explique dans la même revue : « Tout de suite les romans de ce monsieur m'ont persuadé qu'enfin il y avait une veine neuve francophone contemporaine du polar, hors pigalleries, crypto-pastiches à la Malet, récits distanciés ou bien paraphrénies confabulantes (2) à la Vautrin (…) ». Gage de tir au but ? Précision de valeur littéraire ultime ? Vérifions.

Un anomyne & Pierre Rancé
            Manchette publie à briser le frêle esquif du polar. Il place au coeur de ses intrigues des personnages incarnés dans l’histoire politique de son temps, militants du tiers-monde, soixante-huitards, activistes anarchistes, cadres paumés qui, tout en étant les vedettes des années 60 et 70, n'ont guère commis d’effractions dans le roman noir. Les protagonistes de Laissez bronzer les cadavres (1971) sont ainsi trois membres d'une communauté gardoise, babas cool et braqueurs d’un fourgon blindé. L'Affaire N'Gustro (1972) brosse par punch nécessaire l’affaire Ben Barka, ce meurtre d'un opposant à la monarchie marocaine par des barbouzes français, scandale qui éclaboussa le gouvernement du général de Gaulle et dont l’enquête se poursuit en 2010-2011 par la grâce de quelques magistrats conscients des heurts pour toujours des conséquences de l’histoire contemporaine. Gageons que le talentueux chroniqueur Pierre Rancé d’Europe 1 suivra l’affaire et nous en livrera de fraîches nouvelles si ses employeurs encombrés d’immédiatetés stériles lui en donnent loisir… Et puis ce journaliste a tant de poids sur la magistrature sommeillante… qu’il fonce !

            Dans Nada (1972), et ce n’est qu’un exemple, la manière est fluette et belle dans la destruction des préjugés narratifs. Manchette démontre qu'il sait débroussailler l'essentiel de ce qu’il revient de révéler, au prisme de la fiction, cette petite réalité en devenir, à la fois politique et historique. L'histoire qu'il narre est laconique : des gauchistes aux sensibilités diverses, par définition, enlèvent un diplomate américain dans un claque parisien. Ils sont repérés illico et massacrés par un bataillon de gardes mobiles dirigé par le commissaire Goémond, un vicieux idéal-typique du métier. Par une prose sèche, des dialogues effilés comme les lames implacables de la police aux ordres de tout Etat quelque soit sa couleur partisane, il existe néanmoins quelques erreurs historiques chez Manchette que nous pardonnons sans vergogne : notre non-conformiste auteur, en délicat lecteur de Debord et d'Orwell, place deux fois dans la bouche de son héros Diaz, un « Vive la mort ! » qui ne relève nullement de l’anarchisme. Mot d’ordre lancé par le si malfaisant général Milan Astray, commandant la légion étrangère espagnole pour le compte du généralissime Francisco Franco, ne retire en rien l’inspiration révoltée de Manchette ancrée dans le sens de l’histoire. L’histoire ainsi contée par notre noir écrivain l’emporte. Un fondement inaltérable confirme une volonté d'affirmer que le terrorisme « de gauche » reste « en soi une perfidie ». Qui plus est, « séparée de tout mouvement social offensif », toute lutte armée sert l’instrumentalisation de toutes les formes que prend l’Etat pour asseoir davantage son autorité, y compris celle-là seule qui repose sur l’argile d’un pied vagabond. A l’instar de celle qui se répand de  nos jours sous les ors de la sécurité et non plus des forces de paix.

            A l’aune des années 70, voici une vérité bonne à dire , pour Jean-Patrick ! Les impasses politiques et personnelles édictées par les si méprisables maoïstes (Manchette les méprisait) ou quelques anarchistes besogneux (Manchette jugeait juvéniles leurs élans stériles) dans leur insincère assomption du peuple posaient encore cette problématique. Au devant des seuils inapaisés d’un gauchisme qui enrôlait chacun de ses membres dans une secte partisane sans fonds, Manchette portait en lui un courage indépassable à les dénoncer. Plus de quinze ans après, il approfondira cette opinion en préfaçant la version espagnole de Nada. Cette préface enfin traduite est disponible dans la présente édition. Il se juge impitoyablement ; il se reproche de n'avoir pas critiqué la « lutte armée », sinon en surface, et d'avoir omis étourdiment «  d'envisager la manipulation directe du terrorisme par les services secrets de l'Etat, au besoin contre ses propres sujets et même ses propres dirigeants, comme on l'a vu en Italie dans l'affaire Moro et les "soi-disant" Brigades rouges... ». Depuis Nada, Manchette a lu Guy Debord et le Véridique Rapport sur les dernières chances de sauver le capitalisme en Italie de Gianfranco Sanguinetti.

            Une lettre destinée à son ami Pierre Siniac, apôtre de la rénovation du polar engagé dans la noirceur historique à l’instar d’A. D. G. et Francis Ryck, stipule en septembre 1977 : « Je démarre souvent mes polars avec l'idée de dire quelque chose, une simple remarque de bon sens, rien de suprêmement dialectique... Je fonctionne un peu comme un gosse avec un sujet de rédaction..., j'illustre... L'intention générale étant de distraire les populations et, très accessoirement, de faire réfléchir...» (1).

            La même année que Nada (1972), Manchette, plus prolixe que jamais, publie O Dingos, ô châteaux ! Tout lecteur suit ainsi une jeune nurse qui fuit, avec le fils de milliardaire dont elle a la charge, un gangster sadique qui veut les kidnapper. D'autres livres jugés mineurs à tort par la critique revêche paraissent, comme Morgue pleine et Que d'os, ces aventures du détective Eugène Tarpon, ancien CRS devenu privé, non dénuées d’un intérêt fondé sur la narration, la structure concomitante avec l’histoire présente. Surgit alors Le Petit Bleu de la côte Ouest. Un régal jazzy pour tireur sportif.

            En effet, cet opus fait entièrement référence au blues et au jazz West-Coast (des Lee Konitz, Gerry Mulligan, Jimmy Giuffre, Bud Shank et autres Cotteau du Périph’ Ouest) que n'arrête pas d'écouter le personnage principal du roman, Georges Gerfaut. Ce cadre commercial, vaguement de gauche comme tous nos contemporains bringuebalants dans des sources idéologiques à la mode, doit soudain voler depuis son charnier natal, et lâcher l'entreprise multinationale pour laquelle il travaille. Il abandonne sa femme Bea ; il lit intensément sur la plage la maîtresse de Lénine, cette brave Kollontaï entichée d’idiot féminisme et le grec Cornélius Castoriadis, ce rejeton du trotskysme de 1948 parvenu à force de raison à approfondir nos questionnements politistes essentiels. Deux féroces tueurs sont en effet lancés à ses trousses sans qu'il sache pourquoi. Le livre fait mouche. En lisant les errances de ce bohémien-bourgeois contemporain avant la lettre qui fuit sa mort, mais aussi sa vie, parcourt des tours du périphérique en gwempies… la critique littéraire peut, en mal de stabilité, draper le malaise des cadres, un sujet à la mode, en leitmotiv journaleux du sens social de l’histoire présente. Rien n’y fait. Le meurtre est un art délicat.

            Malgré certains éléments datés, Le petit bleu de la côte Ouest prend corps et vieillit parfaitement bien avec notre temps. Manchette rédige dans son journal (extrait publié dans la présente édition de ses romans) : « Je mesure l'importance limitative que la vie personnelle de l'écrivain tient dans l'écriture. Je ne connais pas Bangkok, je ne puis donc pas écrire sur Bangkok. (...) Mais d'autre part ce qui m'intéresse est la critique sociale. Et je ne peux écrire sur le prolétariat, de même que je ne puis écrire sur Bangkok. J'écris sur un milieu qui m'est proche... ».

            De fait, notre écrivain né le 19 décembre 1942 à Marseille dans une classe moyenne en pure chute, appronfondit sa scolarité dans la région parisienne, a embrayé sur des études supérieures d'anglais et d'histoire-géographie. Il part en Angleterre, revient à Paris, milite dans des groupes gauchistes stériles et fréquente les salles de cinéma plus que de raison. Depuis 1965, date à laquelle il s'est mis à écrire en en tirant des subsides, c’est-à-dire en professionnel de la plume, il traduit des livres de Robert Litell, de Ross Thomas et façonne des scénarii pour Max Pecas… homme de quelques « films libidineux » informes. Il signe des scripts de feuilleton télévisé comme « les Globe-Trotters ». Enfin, il commence à commettre ses romans dans la meilleure voie qui soit, publiés dans la « Série Noire ».

            Tout le monde remarque vite que l'impétrant fait preuve d'un sens peu ordinaire de la construction. Avec des changements de tempo où l'on peut voir l'influence de sa cinéphilie, notamment. Quand il écrit les scènes d'amour de Gerfaut et d'Alphonsine Raguse dans une petite masure du massif de la Vanoise, pour lesquelles il avoue avoir éprouvé des difficultés, Manchette se raccroche à des scènes de films de King Vidor et de Joseph Sternberg. Dans ses livres, il y a souvent des références à des réalisateurs de cinéma, le plus souvent hollywoodiens des années 30-50.

            Le cinéma qu'il aime est classique. Des années 60 et 70, il ne goûte que les films de genre s'ils sont travaillés par une vision critique du monde (Aldrich et Sarafian). Même chose pour la littérature. « Je ne crois pas qu'il reviendra des grands écrivains, écrit-il encore à Siniac. Je crois tout platement qu'on a vraiment fait le tour des formes. Les gugusses modernistes ne font que réchauffer les restes de Céline, de Joyce, de Dada ». Manchette préfère donc la littérature de genre dont on respecte les règles avant de les « concasser de l'intérieur ». Le polar donc, ou la bande dessinée sont ses bienfaits (il scénarisera Griffu, dessiné par Tardi, et fera de nombreux projets dans ce domaine)…

            Faire exploser le polar... Justement, quelques-uns de ses confrères estiment qu'avec La Position du tireur couché (1981), c'est ce que Manchette a         publié de mieux. Par un style « comportementaliste », affirment les spécialistes, il n'a jamais été aussi dépouillé. Trop, c'est suicidaire, pensent certains. La dérision n'a jamais été aussi franche, la distance élégante autant qu’affirmée dans cette histoire d'un tueur qui veut raccrocher, prendre sa retraite et ne le peut certes pas. « No future ! », proclame, narquois, le punk glamour du roman noir français. Aucun avenir, aussi bien pour Martin Terrier, son antihéros, que pour le genre de livres que lui-même écrit. Il va d'ailleurs cesser d'écrire des romans et se rattraper en multipliant les traductions, les scénarii, les théories sur le polar et les chroniques (2). Jusqu'au moment, tardif, où il tente avec Princesse de sang (qui reparaît le 16 juin 2005 en Folio policier) de s'éloigner un peu du genre.

            Relire ses histoires percutantes, nous permet de lire clairement que le talent de Manchette, sa capacité à mettre en scène la mort, le désespoir, la monstruosité du monde, dépasse les théories et annonce le pire à venir. L’histoire n’a aucun sens raisonnable, l’histoire de nos existences est terminale. La philosophie de résistance ne peut en aucun cas se passer d’Aristote, Wittgenstein et Manchette.

Olivier Pascault
Les 25-27 janvier 2011.



Notes
(1) Hors série spécial J.-P. Manchette aux éditions Rivages, 1997.
(2) Chroniques sur le roman noir, paru chez Rivages.


  • Jean-Patrick Manchette, Romans noirs, Ed. Gallimard, coll. « Quarto », 1344 pp. et 119 documents, Paris, 2005 (26,90 euros).
Cette édition comprend : Nada, le Petit Bleu de la côte Ouest, la Position du tireur            couché, Griffu et la bande dessinée réalisée avec Jacques Tardi.