vendredi 13 juillet 2012

Thérèse de Lisieux


Les nourritures spirituelles [extrait]
Thérèse de Lisieux


<< (...) Depuis longtemps je me nourrissais de « la pure farine » contenue dans l’Imitation, c’était le seul livre qui me fit du bien, car je n’avais pas encore trouvé les trésors cachés dans l’Evangile. Is 45,3 Je savais par cœur presque tous les chapitres de ma chère Imitation, ce petit livre ne me quittait jamais ; en été, je le portais dans ma poche, en hiver, dans mon manchon, aussi était-il devenu traditionnel ; chez ma Tante on s’en amusait beaucoup et l’ouvrant au hasard, on me faisait réciter le chapitre qui se trouvait devant les yeux. A quatorze ans, avec mon désir de science, le Bon Dieu trouva qu’il était nécessaire de joindre « à la pure farine » du « miel et de l’huile en abondance. » Ce miel et cette huile, il me les fit trouver dans les conférences de Monsieur l’abbé Arminjon, sur la fin du monde présent et les mystères de la vie future. Ce livre avait été prêté à Papa par mes chères carmélites, aussi contrairement à mon [47v°] habitude (car je ne lisais pas les livres de papa) je demandai à le lire.

Cette lecture fut encore une des plus grandes grâces de ma vie, je la fis à la fenêtre de ma chambre d’étude, et l’impression que j’en ressens est trop intime et trop douce pour que je puisse la rendre… Toutes les grandes vérités de la religion, les mystères de l’éternité, plongeaient mon âme dans un bonheur qui n’était pas de la terre… 1Co 2,9 Je pressentais déjà ce que Dieu réserve à ceux qui l’aiment (non pas avec l’œil de l’homme mais avec celui du cœur) et voyant que les récompenses éternelles n’avaient nulle proportion avec les légers sacrifices de la vie je voulais aimer, aimer Jésus avec passion, lui donner mille marques d’amour pendant que je le pouvais encore… Gn 15,1 Je copiai plusieurs passages sur le parfait amour et sur la réception que le Bon Dieu doit faire à ses élus au moment où Lui-même deviendra leur grande et éternelle récompense, je redisais sans cesse les paroles d’amour qui avaient embrasé mon cœur. >>


mardi 29 mai 2012

Goethe, Faust (scène du cabinet d'étude : la force du mot)

"Méphistophélès : (...) arrêtez-vous aux mots ! et vous arriverez alors par la route la plus sûre au temple de la certitude.

L'écolier : Cependant un mot doit toujours contenir une idée.

Méphistophélès : Fort bien ! mais il ne faut pas trop s'en inquiéter, car, où les idées manquent, un mot peut être substitué à propos; on peut avec des mots discuter fort convenablement, avec des mots bâtir un système (...)."


Goethe, Faust (1832, scène du cabinet d'étude, trad. de G. de Nerval).


lundi 28 mai 2012

Mutatis, mutandis, le serpent selon Nietzsche

« Le serpent qui ne peut changer de peau périt.
De même, les esprits
que l’on empêche de changer d’opinions, ils cessent d’être esprit. »

F. Nietzsche, Aurore




dimanche 29 avril 2012

ANDRE GUIGOT, DES PENSEURS POUR TOUT PEREGRIN – 1 : PROPOS LIMINAIRES.

André Guigot,
Qui pense quoi ? – Inventaire subjectif des grands penseurs contemporains,
Ed. Bayard, mars 2012, 396 pages.

par Olivier Pascault




Depuis ma réception du dernier ouvrage d’André Guigot, je me suis promis de le chroniquer au fur et à mesure de ma lecture.
Chroniquer… Mieux vaut plutôt préciser que je le lis et étudie au gré de mes envies. C’est-à-dire que je lis ces portraits subjectifs selon quelques critères personnels : (a) lire des penseurs que je ne connais pas, peu ou mal ; (b) me reposer en lisant les portraits des penseurs qu’en suggère André que je connais, (c) puis continuer l’aventure qui consiste à découvrir qui l’on n’a pas encore lu.
Simplement, il convient de le signaler une fois de plus, un livre ouvre sur un tiers livre. Un livre ouvre toujours sur des pas, un rythme à la démarche, une respiration dans la marche autant sur le sentier escarpé des monts que la promenade dominicale dans des bois plats après un repas.
Plus encore, un livre offre la gestation de tout autre chose. Un livre appelle un autre livre, un texte, une sensation, une analyse. Un livre génère d’insoupçonnés horizons. Plus qu’un objet (la couverture, l’odeur du papier et sa texture sont bien entendu importants), le livre nous extirpe de nous-mêmes, nous permet la rencontre de personnages, de régions déjà connues et contrées inexplorées.
En soi, un livre est universel quand pour soi il est univers. Un univers, certes. Univers multiple, le livre développe un sens et nous en devenons l’ami dès lors qu’il nous plaît, nous entraîne, nous redonne la parole en tant que lecteur. De surcroît, il nous enveloppe de questions en tant que liseur, nous détache du bien particulier en tant que critique. André Guigot parvient, une nouvelle fois, à nous emporter, à inventer, à s’éventer dans des portraits en s’inventant tel qu’il est liseur des penseurs qu’il propose à ses lecteurs.
L’art et le brio consommés du philosophe Guigot rejoignent sa motivation vieille comme ses années de lycées en Bretagne : enrichir sa propre liberté, partant de la responsabilité authentique de se mouvoir si l’altérité se libère elle-même. Avec lui, en lui ou hors de lui. Qu’importe le mouvement, qu’importe la fiole, l’exégète de Sartre qu’est André Guigot sait s’épanouir ailleurs et dépasser l’auteur des Cahiers pour une morale. Et là réside le mérite du gaillard. S’imprégner de ses lectures, les restituer, les analyser puis les expulser pour se rendre maître de soi-même, n’est-ce pas l’égrégore de l’homme pensant. Dans l’effort, que dis-je, par l’effort régulier.
Pas mal pour un marcheur, Monsieur Guigot…

*

Je me suis promis de ne pas écrire un texte « définitif » sur ce Qui pense quoi ? d’André. Ecrire un texte « définitif » est toujours la gageure infernale d’une forme d’immodestie chez le critique qui aboutit bien souvent à conserver de nombreux textes sur le disque dur de son ordinateur, ou des écrits et ratures sur ses cahiers au final inexploités. Et j’en suis. Je sais de quoi je parle en bon jardinier quand je ramasse mes récoltes, les étiquette, les passe en stérilisation pour mes conserves d’hiver.
Alors, c’est décidé, je vais me lancer dans l’écriture d’une chronique par sursauts, au fur et à mesure de mes lectures de Qui pense quoi ?
Ici, même. Sur L’Atelier du Serpent Vert.
Je prends soin de relever le pari qu’énonce André dans son plaidoyer pour une recherche libre et libérée de notre propre coercition intime, moulée qu’elle fut sans doute dans l’ordre du respect trop ténu pour les matières scripturaires de l’intellect en acte. Autrement dit, tout liseur né en milieu modeste place toujours trop haut le livre, le sacralise quasiment en fétiche, se ressentant quelquefois tel un intrus parmi la gente distinguée de la philosophie académique pourtant ruminante à bien des égards (nous viendrons dans une chronique suivante sur ce point que développe notre auteur, de manière sous-jacente, sur les coteries professionnelles du métier). Pour l’heure, encerclons la citadelle et portons le regard vers la cible.

*


André GUIGOT
André Guigot est un ami. Je ne saurais le cacher, bien au contraire.
Certes, il est un ami que j’ai plus lu que rencontré physiquement, notamment au mariage de mon complice Jean-Yves (son petit frère) ou à la suite de ses visites parisiennes et quelquefois par des conversations téléphoniques. Depuis le commencement de la revue L’Authenticiste, dans les années quatre-vingt-dix, André sous la direction de Jean-Yves aux manettes de ladite revue, n’a jamais abaissé l’exigence de profondeur et sérieux de ses travaux, dans le sens de la recherche initiale et continuée des frères Guigot : la pensée authentique marie exigence, révélation, résistance et partage.
Lui, André, en philosophe et essayiste, et Jean-Yves en poète et romancier.
Comme quoi, la fraternité entre ces deux-là a nourri les rêves et travaux depuis leurs rivalités d’enfants, jusqu’au dépoussiérage ultime des années matures.
Pour les coups de l’enfance, les petites baffes des jeux du cow-boy contre l’indien, le coup mérite la chandelle de s’intéresser sérieusement à cette fratrie Guigot… et je n’oublie pas l’autre frangin boulanger qui fait venir à son fournil plus que les villages voisins du Finistère. Car le pain est, par excellence, le brouet joyeux de la pitance serrée dans le tamis de l’espérance en la conception d’une œuvre.
Œuvre au blanc, œuvre au noir, la philosophie situe la poésie, et inversement. Nous ne sortirons jamais de ce truisme pourtant fondamentalement vrai : l’écrivain, le poète et le philosophe partagent avec le boulanger la formule de vie. A condition de le décider. A condition d’en sculpter la volition ultime. Sans esprit de sérieux… notez, sans cet esprit de cour et de sérieux qui sied si bellement aux chihuahuas d’attaques dressés dans les quartiers des belles personnes et dont les universités taillées dans la pierre de Bagneaux-sur-Loing rassemblent quelques propriétaires jaloux de leurs prérogatives sur leurs élèves et disciples qu’ils voudraient voir devenir de blancs bichons crinolés.
C’est ainsi, la philosophie comme la pensée et le penser n’occupent plus les magistères initialement réservés à leur dispense publique.

*

Ce jeu sur la fratrie paraîtra peut-être dérisoire à qui le verra pour tel. Nonobstant, il n’est jamais étranger au sens que prend l’existence qu’une responsabilité idoine de la fraternisation que nous entreprenons s’ébauche avec et contre soi, avec et contre l’autre et ce cheminement en et dans la pensée. Car penser, c’est être et devoir être avec tout ce que cette exigence suppose de morale, de responsabilité, de sanction et devenir authentique. A savoir ce que progresser veut dire : marcher sur tel ou tel sentier, dans tel quartier ou telle rue, faire tournoyer la méthode en fonction des besoins de ce qu’on lit-étudie ainsi que le pas adapté au parcours choisi avec la respiration fonctionnellement précise à l’effort.
Nous reviendrons, avec André Guigot, sur ce que le penser signifie et sur ce qu’est la pensée. Car il en définit consciencieusement les arcanes et le terme en sept points précis, singulièrement dans l’introduction de son livre et quelques-uns des premiers portraits que je viens de butiner.
Penser n’est pas nécessairement faire acte du penser. Penser n’est pas non plus une production de pensées. Or, la pensée fonde le penser qui se joue d’elle en s’attachant à la progression, l’instruction et la méthode conjointement mêlés. Pour l’exprimer d’une autre manière, la pensée reconnue comme telle, dans le cercle du penser, est conditionnée par une vertu dédaignée dans l’instruction : la liberté.
Or, la liberté est un point d’ordre. Elle est l’organon méthodique de la pierre brute devenant pierre polie. Le vent n’y suffit pas. En effet, la progression repose sur la compréhension d’un fait, durable ou éphémère, qui n’est jamais un fait négligeable dans la connaissance de soi, d’elle-même en autoréflexion et surtout dans la reconnaissance de tous les outils indispensables : lire, écrire, compter. Etayons notre propos.
Le philosophe devenu psychanalyste J.-B. Pontalis, qui fut un élève de Sartre lors de sa très courte période de professeur de philosophie au Havre, se souvient-il de ce que le maître à bésicles faisait copier dans son cours sur la morale en 1941 : « Le jugement de fait porte sur ce qui est, le jugement de valeur porte sur ce qui doit être ». Cette donne kantienne au fondement de la métaphysique criticiste du philosophe amoureux des Lumières françaises, Immanuel Kant, retrouve l’histoire. En 1941, la France est vaincue. Elle est envahie de l’extérieur par les Allemands, et en même temps envahie de l’intérieur par la morbidité politique du pétainisme dont les fondements s’imposèrent dans le brassage idéologique de l’après traité de Versailles signé en juin 1919. C’est un fait. Un fait brut de politique historique. En face, le jugement de valeur porte quant à lui sur ce qui doit être et enseigne ce que nul ne doit, ce que nul ne peut ignorer : poser un genou à terre devant ce fait est un crime de lèse-pensée.
Appel à la liberté autant qu’appel à résister, lire, écrire, compter et penser, pour aller dans le sens d’André Guigot, restera toujours la vertu cardinale de qui entend livrer l’entame d’un chemin, pour un inventaire subjectif des penseurs contemporains qui servent le penser, qui donnent à penser avec ou contre eux. Ceux qui réduisent la pesanteur du « monde servile de la consommation ».
Faire un bout de chemin avec eux, voilà qui est bien. Voilà qui revient à ne pas partir seul en randonnée sans sac et gourde sous l’orage qui gronde en ces temps d’avant-guerre qui caractérise notre seconde décennie des années 2000.
Virtu du tireur-liseur : la cible à l'oeil
Mais qui ? Avec qui ? Qui sont les accompagnateurs qu’André Guigot nous offre en partage ?
J’y reviendrai au moment opportun.

*

Revenons à l’idée concrète d’amitié.
J’ai appelé l’amitié parce que passer du temps avec un auteur, quel qu’il soit surtout si l’on rêve en tant qu’acte, s’instruit ou analyse, se détend ou s’informe, c’est faire un bout de chemin avec lui. Et rêver l’amitié est le rêve de l’amitié en actes concrets.
Car l’auteur, toujours lui, nous tient la main quand en retour nous lui caressons la page.
Ne négligeons jamais le rêve dans le sursaut de liberté-résistance contre l’oppression du temps sans pensées visibles, sinon celles qui triomphent au fronton des batailles électorales et politiques.
Avec André Guigot, penser libère à seule fin de conquérir pas à pas notre liberté essentielle. J’allais écrire « essentialiste ». D’essence de la liberté, je le mentionnais, il y a la résistance au sillon du fait qui voudrait nous voir creuser une « réalité » criarde.
Un livre nous ouvre dès lors sur la liberté, sans prétendre in vitro nous faire pencher dans le seul fait pour commencer. En va-t-il du rêve généré ou de la capacité de rêver ?
Entendons-nous bien, cette geste ne relève certainement pas du même mouvement.
La capacité de rêver était la priorité du psychanalyste anglais Winnicott, quand Freud portait ses études sur le rêve lui-même. Reste que la capacité de rêver n’est en rien la vue productiviste du rêve dont nous n’avons que faire, mais recouvre la liberté incontestable, la liberté en elle-même, la liberté de rêver sans nous arrimer à la réalité. Par nos rêves, nous sommes en capacité de transformer la réalité, capable de transformer le fait de la réalité (la factualité).
Or, il n’est pas anodin que la stratégie de la domination des sbires du capitalisme est de tendre à nous interdire de rêver. Gaston Bachelard nous instruisait déjà de cela il y a cinquante ans et invitait tout à chacun voulant vivre librement à lutter et user de son « droit de rêver ».
La société policée nous veut aujourd’hui bien plus soumis qu’hier, soumis à une factualité politique et économique capitaliste que l’on nous présente comme indépassable. Quitte à nous dicter une quasi-mobilisation générale en faveur de l’acceptation, de la « fin de l’histoire », de la « réalité des chiffres » de la croissance, du PIB ou des courbes du chômage en Europe continentale.
Qu’est-ce qui est indépassable ?
Certes, le sprint sur cent mètres en moins de six secondes semble impossible à réaliser.
En matière économique et politique, le possible d’une transformation organique et structurelle de régime existe à condition de l’œuvre collective de la démocratie dans une société qui serait authentiquement libérale. Ita est dans son sens politique et juridique.
On nous rétorque, dans un beau leitmotiv de caniche : « On ne peut pas faire autrement ».
C’est faire peu de cas de la volonté, de cet ordonnancement naturel généré par la capacité de rêver, de la rêver comme volonté proprement insufflée en prenant pied avec la réalité, au besoin par le recours à des penseurs tournés vers l’émancipation et une analyse concrète fondées dans les études préalables. Ce qui compte alors, pour le choix notre penseur utile, tient lieu dans sa pertinence à faire muter la capacité de rêver en capacité d’agir (la volition).
Justement, le Qui pense quoi ? d’André Guigot et les auteurs qu’il nous propose de lire, en se gardant de les présenter comme étant les seuls, participe hautement à ce train de déambulation salutaire à la vie : les penseurs sont des guides et non pas des chiens pour aveugles ; ou ne devraient pas le devenir en se transformant en petits maîtres nous faisant advenir canidés.
Les penseurs doivent servir. Nous achetons ou empruntons leurs livres, servons-nous donc d’eux comme nous nous servons d’un bon coutelas pour découper les plis postaux, les vieilles pages des livres anciens, le saucisson et les fougères qui barreraient notre sentier.
Sachons nous servir, en toute liberté, de ces penseurs pour aller voir ailleurs, pour embrasser d’autres pensées, pour développer les nôtres, sachant que penser n’est pas le seul apanage des philosophes, mais aussi d’écrivains, de poètes, d’historiens, d’anthropologues, de juristes, etc. Ceux, précisément, qui prêchent la méthode, le court-circuitage des chemins balisés par des portraits déifiés, puis l’ouverture au monde de la pensée libérée, libre et féconde pour re-naître en résistance à la naturalité de l’apathie humaine.
L’honneur des penseurs, scandons-le ainsi et sans vergogne, allie humilité et humanité, recherche libre et travail authentique de clairvoyances, anticipations et bienfaits pour l’homme. L’honneur n’habite jamais le lieu d’animation des coteries où l’on professe ex cathedra en prenant les élèves pour des cornus stupidement aliénés par la note à obtenir en fin de semestre.
La vertu d’André Guigot est de nous répéter qu’il n’est pas indispensable de prendre nécessairement des références communes, qu’il n’est pas recommandé de fonder une armée de penseurs à lire impérativement en omettant les autres. Avec le naturel de l’évidence du bon sens, il nous dit qu’il s’agit toujours de choix et sélections subjectifs, et que l’on ne saurait vouloir perdre du temps en lisant inutilement ce à quoi notre liberté de liseur ne nous a pas conviée.
Prosaïquement dit, si un livre ou son auteur m’ennuie, je le mets de côté, le reprendrai plus tard. Ou jamais. Car l’existence est courte. Je peux mourir demain et, face aux bibliothèques, la modestie n’est pas de vouloir tout embrasser.
Ne nous révèle-t-on pas bien souvent, dans les cours, conférences et salons qu’untel doit être lu sous peine d’ignorance crasse à ne pas le faire. Aïe, quels sentiments fugaces de défiance en soi et de honte curieuse apparaissent soudain devant le cador prononçant l’invective !
Ce sentiment nous a tous un jour parcouru l’échine.
Nous eûmes pu céder à notre tour à ce chantage affectif à vouloir imiter ces cadors.
Eh bien, André Guigot nous donne la clef d’une libération à la stricte obédience de la liberté de lire ou ne pas lire untel, du moment que bien lire, avec méthode, nous entraîne au penser du monde et de soi. Il le note avec justesse : qui a enterré un ami, un enfant ou un parent sait que le temps est compté et qu’il n’est plus question après le deuil de le perdre. Le livre, le choix du penseur dominent notre quête de survie dans la pérégrination pédestre, créatrice, intellectuelle et culturelle.
Ceci étant traité, il existe des conditions à la marche. L’équipement rudimentaire composé de bonnes chaussures à semelle Vibram, un bâton, un sac confortable et une carte est aussi suffisant que les vieux maîtres qui forgent la pensée, les arcanes du vouloir penser. Ces penseurs sont ceux qui permirent la passe de trois entre la remise universelle de définitions conceptuelles, d’une heuristique et d’un savoir historico-philosophique pour se sentir à l’aise sur n’importe quelle voie du monde.
Personnellement, je placerais Aristote, Platon, Montaigne, Goethe, Hegel, Marx, Nietzsche, Lukacs, Bakhtine, Simmel, Castoriadis et Jaccard à mon Panthéon subjectif. J’ajouterais les Camus, Daumal, Zola, Maupassant, de Roux et Bernanos. Les frères Guigot partagent ces hommes-balises.
Question de choix ? Non, ce sont ceux que je fréquente le mieux. Pour le coup, il me manque Sartre et quelques-uns de ceux qu’André portraiture à loisir. Je remarque en passant qu’aux côtés de Sartre, Heidegger, Nietzsche et Kant, l’ami Guigot est entouré de vivants. Etrangement, je fais partie de ceux dont les morts sont plus nombreux. Jean-Yves, le petit frère d’André, me le rappelait un soir. Non pas que je délaisse les vivants, mais pour moi qui ai suivi les séminaires de Castoriadis, un Lukacs, un Franquin, un Uderzo ou un Maupassant savent vibrer en moi tels les bons vivants à se diluer dans mes tripes et neurones de viveur.

*

Vivant parmi les vivants (tiens, compère lecteur alangui qui a poursuivi jusque-là mon premier bout d’essai sur le dernier Guigot), il est temps pour moi de mentionner la présence d’André dans ma bibliothèque parmi d’autres, dont la pudeur, ou plutôt l’exercice de cette chronique; m’interdit pour l’heure d’évoquer. Il n’est pas le seul. Mais il est de ceux dont on pourrait scander en chanson populaire, « Il est des nôtres, il est formidable ».
D’autant plus si l’on reste fidèle à le suivre en lisant la plupart de ses livres, articles, ses essais et études, depuis Sartre et l’existentialisme (Essential Milan, 2000), Marx face à l’histoire (ibidem, 2002), Sartre, liberté et histoire (Vrin, 2007 – lire l’utile compte-rendu d’Alexis Filipucci : http://www.ges-sartre.fr/pdf/cr-guigot.pdf), Le Sens de la responsabilité (L’Harmattan, 2009) et le très utile et pragmatique La sagesse des jours (Milan, 2006). Plus quelques autres.

*

Pour ces temps-ci, ce sera donc Qui pense quoi ?
Le printemps commence sous les meilleurs auspices climatiques.
Un petit vent d’Ouest, en somme, du côté de Fontenay-le-Comte et sa Miss Boudin blanc annuelle, ce personnage régalien et récurrent du livre, au même titre que la tristesse miséricordieuse d’une salle des profs où l’antalgie surpasse, hélas !, le frisson.
Livre de chevet, d’avant sieste ou d’avant nuit, pas forcément. Qui pense quoi ? devient une lecture parcimonieuse au gré du simple bonheur de lecture.
J’ai ainsi décidé de commettre quelques petits textes sur ce Guigot-là. Pourquoi ? Parce que j’en ai simplement le désir. Sans me triturer la plume ou le clavier à devoir absolument fournir une étude critique fouillée ou, à défaut, plus légère. Le poids de la soif n’est pas la pesanteur. Le désir inspire. Il permet de corriger, biffer ou améliorer. Ecrire, quoi ! L’essentiel du travail intellectuel devrait toujours ravir et libérer les avancées et reculs, parler taille de la plume et froissement des pages, pages encornées et positions du liseur létal.
Ravir sert à se faire plaisir dans et pour le travail.
Ravir, c’est encore passer le relais, donner à lire ou donner l’envie de découvrir ce que moi j’ai l’habitude de fréquenter et ne désirant pas le conserver jalousement pour moi.
Ravir, enfin, c’est aussi généreusement remercier André Guigot d’accompagner quelques réflexions, méditations et travaux personnels depuis des années.
Par quels moyens ? Le proposer à d’autres lecteurs. Le proposer à L’Atelier du Serpent Vert afin que, par les hasards de la toile (the web), certains volontaires croiseront André sur les moteurs de recherche.

*



A. Guigot en travail

Avant de poursuivre la présente chronique, il est temps de situer in extenso le contenu de Qui pense quoi ? – Inventaire subjectif des grands penseurs contemporains. Dans ce dessein, rien de mieux que de livrer le sommaire de l’essai.

  • Introduction : Qui pense ?

  • Les jardiniers.
- Emmanuel Jaffelin
- Björn Larsson

  • Les féministes.
- Judith Buttler
- Elisabeth Badinter

  • Les nouveaux moralistes.
- Ruwen Ogien
- Luc Ferry
- Alain Finkielkraut
- Michel Onfray

  • Les naturalistes.
- Bruce Albert, Davi Kopenawa
- Stéphane Ferret
- Kathleen Dean Moore
- Philippe Descola

  • Les penseurs venus d’ailleurs.
- Satish Kumar
- François Chenet, Michel Hulin, Lakshmi Kapani

  • Les nouveaux métaphysiciens.
- Henri Atlan, Ilya Prigogine
- David Armstrong, Emmanuelle Garcia, David K. Lewis, Frederic Nef
- Michel Bitbol
- David Chalmers, Hilary Putman

  • Les vulgarisateurs.
- Albert Jacquard
- Jean-Marie Pelt


  • Les radicaux libres.
- Giorgio Agamben
- Ian Morris
- Jacques Rancière
- Joseph E. Stiglitz
- Emmanuel Todd
- Guayatri Spivak
- Ernesto Laclau, Henri Guénoun
- Jacques Généreux

  • Les penseurs de l’animalité.
- Joëlle Proust
- Jocelyne Porcher
- Elisabeth de Fontenay

  • Les grands architectes.
- André Stanguennec
- Edgar Morin
- Peter Sloterdijk
- Alain Badiou

  • Les penseurs du Cercle herméneutique.
- Georges Charbonneau, Jérôme Porée, Jean Luc Almaric, Jean-Marie Legrand, Herbert Holl, Franca Madioni,Donatella Di Cesare, Bruno Verrecchia, Christian Berner, Dominique Pringuey, Jean-Claude Gens, Philippe Cabestan, Salvatore Giammusso



  • Les nouveaux esthètes.
- Philippe Beck
- Avital Ronell

  • Conclusion : Chacun sa route…

*

A lire ce sommaire, il paraît évident qu’une lecture continue ne s’impose pas. Comme Le dictionnaire philosophique de Voltaire (1764), au lecteur est laissé le loisir de se pencher sur un article sans ordre prédéfini. Là encore, André Guigot nous conte l’histoire de ce qui va de soi à chacun, la liberté recouvrée. Patience & à suivre…

Olivier Pascault

lundi 2 avril 2012

article 15 / Philosophes libertins des XVIIe-XVIIIe s., Olivier Pascault


Les philosophes libertins des XVIIe et XVIIIe siècles,
ou le plaisir vital contre la mort

 par Olivier Pascault





Venu du latin « libertinus », qui signifie à la fois « affranchi » et « esclave libéré », le mot « libertin » apparaît au XVIe siècle pour désigner tous ceux qui sont jugés hérétiques, c’est-à-dire voués aux cultes de la Nature et du matérialisme. S’il appartient d’abord à la Renaissance de baptiser ces marginaux, ce n’est en fait aucunement un hasard : par ses découvertes, ses Réformes et ses guerres de religion, toute l’époque trace la voie à la crise de conscience qui s’impose à l’« âge d’or » du courant libertin : le XVIIe siècle. Cependant, il trouve sa préfiguration dans un courant fort peu connu et reconnu par la philosophie française, et pourtant majeur pour préparer l’advenue du libertinage : le libertinisme. Ce mouvement de pensée s’appuie sur une relecture des théories du philosophe grec Épicure né au XVIe siècle, développé principalement en Italie par Cardan, Paracelse et Machiavel (ce qu’on omet généralement de mentionner de lui). Le libertinisme fécondera, au XVIIIe siècle, le recours à la notion de raison critique des philosophes, entraînant naturellement celle des juristes et des politistes. En Italie, alors que le libertinage domine en France, Espagne, etc., parallèlement à ce mouvement se développe une école du doute : un courant de pensée remet en question la science s'appuyant sur Aristote et figée par les dogmes religieux, principalement le thomisme. Une discussion contradictoire naît sur les rapports entre foi et raison. Les découvertes géographiques ébranlent le dogme de l'univers géocentrique chrétien. La redécouverte des chefs-d'œuvre païens démontrent que l'art et la beauté peuvent exister en dehors de toute référence chrétienne. Les découvertes scientifiques mettent en contradiction le fait scientifique et le dogme religieux. Les perturbations politiques et les conflits religieux affaiblissent la confiance que l'on peut avoir envers des dirigeants religieux, et par voie de conséquence des dirigeants politiques.

Or, des philosophes paieront cette pétition de principe. Rien ne fut épargné au philosophe Jules César Vanini : « Avant de monter sur le bûcher, on lui ordonna de livrer sa langue au couteau ; il refusa ; il fallut employer des tenailles pour la lui tirer, et quand le fer du bourreau la saisit et la coupa, jamais on entendit un cri plus horrible ». Il sera étranglé, son corps brûlé et ses cendres dispersées. Ce fait se déroula le 9 février 1619, à Toulouse. Le poète Théophile de Viau, plus tard, éprouvera un sort plus « doux » : avant qu'on ne parvienne à l'arrêter et à le jeter en prison (il y meurt le 25 septembre 1626) on l'exécute par contumace et procède à un autodafé de ses recueils d'odes et d'épigrammes.

En effet, au début du Grand Siècle, un arsenal de massacres prennent la forme d'un système de délations, pressions, anathèmes, persécutions, incarcérations, tortures, mises au bûcher. Ils sont dressés pour entraver ce qu'on qualifie d'impiété, de blasphème, d'athéisme, de dissidence ou de libre pensée.

Le libertin essuie tous les feux. Il incarne à lui seul toutes les malices terrestres. Il n'est pas forcément un hérétique ou un mécréant, mais une sorte d’hybride flou, à la fois un débauché, un matérialiste, un sodomite, un sceptique, un démon, un épicurien, un disciple de Machiavel, un adepte de la sorcellerie, un voluptueux aux côtés des forces de la mort.

L'un des hérauts de la contre-offensive civile, religieuse et philosophique pour défendre la religion catholique, apostolique et romaine, le père François Garasse, de la Compagnie de Jésus, le décrit ainsi en 1622 : « J'appelle Libertins nos yvrognets, moucherons de taverne, esprits insensibles à la piété, qui n'ont d'autre Dieu que leur ventre, qui sont enrôlés en cette maudite confrérie qui s'appelle la confrérie des bouteilles [...] C'est une gangrène irrémédiable, il faut couper, trancher, brusler de bonne heure, autrement l'affaire est désespérée ».

A la faux du père Garasse vont s'unir les cisailles sophistiquées du père Marin Mersenne, le célèbre correspondant de Descartes, qui publie en 1624 l'Impiété des déistes, athées et libertins de ce temps : combattue et renversée de point en point par raisons tirées de la philosophie et de la théologie, et, l'année suivante, la Vérité des sciences contre les Sceptiques ou Pyrrhoniens, où le libertin trouve une dénomination antérieure à la très calomniée Chouette de Minerve incarnant au XIXe siècle la Raison chez le philosophe de Berlin Hegel : le « funeste oiseau de la nuit ». Il est ainsi accusé de « ne pas supporter l'éclat de la vérité », de contingenter la connaissance « à la seule portée des sens » et de ravaler les hommes « à la condition la plus basse des bêtes les plus stupides », à le ravaler de surcroît « aux enfers des morts ».

Evidemment ni le père Garasse, ni Mersenne, ni ceux qui, avec les mêmes intentions, les ont précédés ou les suivront, ne vont réussir à sarcler la pratique ou l'esprit du libertinage. Mais ils ont gagné sur un point : les grands représentants de la sagesse libertine ont été, sinon trucidés, du moins dans l'histoire de la pensée, situés en dans la partie « enfer » des bibliothèques, minorés ou rayés de l’histoire. Aussi, aujourd'hui encore, pour les discerner comme étant des sources d’études pour Pascal ou Descartes, Malebranche, Bossuet ou Leibniz, il faut s'employer à les excaver. Pour le XVIIe siècle, il y a Pierre Charron, François de La Mothe Le Vayer, Charles de Saint-Evremond, Pierre Gassendi, Hector Savinien, Cyrano de Bergerac, mais aussi François Bernier, la nonne défroquée Gabrielle Suchon, Gabriel Naudé, Jacques Vallée Des Barreaux. Pour le XVIIIe, ce sont Jean Meslier, La Mettrie, Maupertuis, Helvétius, d'Holbach et le Marquis de Sade qui manifeste brutalement l'irruption du sexe côtoyant la mort dans la philosophie. Tous ont en commun un élan vital contre « l’effroi de la mort » suppressive prêchée à ceux qui se détourneraient des canons de l’Eglise.

Emerge de nos jours le discret La Mothe Le Vayer, dont ses textes deviennent disponibles comme l'Hexameron et De la liberté et de la servitude. Il en va de même pour le fougueux Jean Meslier, à la figure politique si anticipatrice sous Louis XIV : curé athée, de surcroît révolutionnaire communiste et internationaliste, matérialiste intégral, hédoniste convaincu, imprécateur antichrétien, il demeure surtout philosophe au plein sens du terme, comprimant sous sa soutane toute la dynamite accoucheuse des révolutions souterraines qui aboutira à la transformation des sujets du monarque en citoyens de la démocratie parlementaire, au XVIIIe siècle.

Malgré de notables différences entre penseurs, au Grand Siècle, les libertins baroques accomplissent une révolution méthodologique, éthique et religieuse. Ils pratiquent le relativisme et un perspectivisme prolongés de Montaigne. Ils recourent à la méthode d'analyse sceptique, adoptent une posture religieuse singulière, le fidéisme. Ils revendiquent une liberté philosophique totale, ce qui permet de répandre le modèle scientifique, et réhabilitent la morale épicurienne en réactivant le sensualisme. Au Siècle des Lumières, les libertins les plus radicaux privilégient l'immanence, la terre, l'ici-bas. Les dés de l'athéisme sont jetés. La finitude de la mort est prise en compte, l’espérance devient le hic et nunc de l’existence. La matière, la science, le monde sensible, l'univers visible, c’est le matérialisme. La recherche du bonheur, la volupté, le plaisir, le corps, la chair est un hédonisme qui recouvre un appel à la frivolité contre l’instinct de mort. Le bien public, le communalisme, le communisme, le socialisme seront autant d’aboutissements d’une révolution initiée par ces héroïques massacrés ou lésés de l’histoire.



Olivier Pascault

vendredi 30 mars 2012

article 14 / Les fonds de l'Uimm et du Medef : le dessous des cartes

Les fonds de l’UIMM et du MEDEF : le dessous des cartes

Olivier Pascault

[Ce court article a fait l’objet d’une parution le 31 mars 2008,
IN : Lettre n° 17 du Groupe République.]


Par-delà les divergences internes sur les fonds patronaux, les assauts d’amabilités par médias interposés entre dirigeants du MEDEF et de l’UIMM, ou les actions en cours de la Justice, se dissimule une véritable bataille qui oppose deux conceptions quant au déroulé suivi par le capitalisme français en résonance avec la situation de crise internationale. Sous la banquise, il existe toujours une épaisse croûte de glace sous les eaux. Elle doit être scrutée à l’aune des lignes historiques prises par le mouvement économique général, et non sous la conjecture de faits mal authentifiés.



Situation économique générale.

Au plan mondial, l’économie financière dompte l’économie productive en un capitalisme financier effréné. Depuis la crise de 1997, les banques ont eu massivement recours au crédit, abaissant le niveau des taux à un palier si bas qu’elles ne parviennent plus à rentabiliser leur trésorerie. Le danger pour le système bancaire s’épanouit, entraînant aux USA une crise détruisant l’industrie et affectant la consommation. Cette cause se répand sur tous les continents. Or, les liquidités sont pléthoriques, la régulation chimérique et les fonds anonymes persistent à créer des appels d’air qui, comme le relevait A. Bernheim (1), sèment le « règne de l’anarchie ». Préconisant des ratios susceptibles d’atténuer ces fonds qui « déstabilisent l’ensemble du système financier », ce ténor influent anticipe un « crash » fatal pour l’économie mondiale. L’accumulation d’argent et des profits a pris le relais de la création des richesses productives, ce que défend un courant patronal. Entreprises et fonds ne suscitent plus d’actionnariats stables au service de l’économie censée stimuler croissance et création d’emplois. Dans sa forme capitalistique, les profits ne sont plus réinvestis dans l’économie productive. Aussi, Bernheim alerte nos dirigeants politiques et patronaux français : « aucun système politique n’est viable si il n’y a pas une certaine répartition et redistribution des richesses équitables ». De la crise économique à la crise des orientations patronales, il n’y a qu’un pas. Il est franchi.


Vers une crise inédite en France°?

Dépouillant les entreprises et travailleurs français, la crise revêt des symptômes communs avec celle des années Vingt. Ce sont ces similitudes que nous interrogeons plutôt que les différences avec 1929. Car pour le patronat se joue un poker menteur où des lignes directrices sont prises au gré des orientations économiques.

A soixante-dix ans d’écart, il y a une reproduction de situations similaires. D’abord, au plan macroéconomique, la croissance se traduit par une spéculation forcenée entre investisseurs ayant eu le champ libre sur de mêmes domaines, en désertant de nombreux autres. Un trait commun porte sur l’émergence des avancées technologiques et la montée idoine des entreprises liées au secteur tertiaire. En 2000, l’économie aurait connu normalement une crise de type de celle de 1929 si les banques centrales n’avaient pas injectées des liquidités : tel est le ressort de la crise actuelle bouleversant les rapports internes au patronat éclaté entre partisans, ou d’une production matérielle, ou immatérielle. Enfin, la période de l’entre-deux guerre se caractérisait par deux épisodes : un décrochement des bourses nourrissant la chute des économies nationales, démolissant derechef des entreprises et hâtant des périls internationaux liés au dépérissement d’un cycle capitaliste pourvu d’exacerbations impérialistes rivales. La similitude avec « le nouvel ordre mondial » généré par la défaite du camp socialiste a nourri la crise de 2000 qui caractérisa la première rupture macrofinancière.


Effets pour les dirigeants patronaux.

En France, les responsables politiques entretiennent des désengagements que devraient régler les organisations représentatives du patronat et des salariés. Leurs conflits internes et relationnels sont inévitables. En effet, rien n’est réglé de la contradiction entre le règne de la marchandise et son hyperbolisation grevée à la monnaie face à l’intérêt commun des travailleurs. De plus, il fut érigé un interventionnisme politique soutenant surtout le patronat. Il a souterrainement modifié les enjeux industriels et clivages en son sein, tel le début d’un cycle de négociations sociales rythmées par les normes européennes. Assurément, le creusement entre bénéficiaires de l’économie et ses victimes, entreprises comprises, s’étend progressivement en un cycle dit « protecteur » de la donne sociale hiérarchisée aux contours mal définis : la norme européenne en matière de négociations sociales.

Loin de convenir à tous au MEDEF, l’anarchie des remèdes génère des vues antagonistes et une lutte à mort entre deux courants patronaux. Les tenants de la libéralisation de la forme contractuelle présentée comme une entrave au libre développement des entreprises, et attachés à briser les négociations collectives au sein des branches, désirent abolir les rapports sociaux dans l’entreprise avec les organisations syndicales de salariés et les élus du personnel. Pour eux, contrat et Droit du travail doivent imploser, plaidant pour un contrat gré à gré, strictement individualisé. Quant au second courant, il semble prendre acte de la réalité du rapport de force entre capital et travail, cultivant l’agrégat fédératif d’un patronat aux intérêts divers mais diablement enrichis par les profits enfantés.

Le MEDEF est une structure associative régie par la loi de 1901 et constitue ce premier courant. L’Union des industries et des métiers de la métallurgie (UIMM), second courant, est régie par la loi de 1884. Comme pour les syndicats des salariés, la loi lui alloue l’avantage de l’indépendance de gestion de sa trésorerie, de ses mandats et un contrôle interne de ses membres non soumis à la connaissance de ses adhérents et de ses fonds en Préfecture. L’UIMM demeure arrogante du fait de sa position économique dominante. Symétriquement, les syndicats de salariés maintiennent leur nécessaire résistance parce qu’ils organisent une classe en situation d’exploitation. Sa condition s’aggravant, il lui est vital de maintenir une organisation collective qui la défende efficacement face à un patronat néanmoins uni face à elle et disposant de la plupart des arcanes du pouvoir.

Deux conceptions s’affrontent pour répondre à la crise et au redéploiement des intérêts des classes dirigeantes au sein de la présente situation capitaliste : le MEDEF veut faire venir l’UIMM sur le terrain de la libéralité à la fois structurelle et normative. La loi de 1884 est-elle incidemment menacée dans cette tension ? Autrement dit, dialogue social, négociation collective, compromis et accord contractuel entre parties, tous ces fondements historiques du paritarisme social résisteront-t-il après cette guerre MEDEF-UIMM ?


Olivier Pascault

Note
(1) Antoine Bernheim (Paris, 1924), ancien banquier d’affaires chez Lazard, est PDG de la compagnie d'assurance italienne Generali, basée à Trieste. Personnage secret, tutoyant la plupart des grands patrons et hommes politiques de premier plan de gauche (Fabius, Strauss-Kahn) et de droite (a soutenu N. Sarkozy), il est sorti de sa réserve habituelle « pour pointer les excès d’un capitalisme financier débridé », confiait-il sur France-Inter le 30 juin 2007 (Emission « Rue des Entrepreneurs »).



mardi 13 mars 2012

Conte / Les Philistins

Philistins, philistinisme... plutôt qu’une définition, voici un conte librement tiré de la Bible.

Dans la Bible, les Philistins, en guerre contre Israël, possédaient un champion mesurant deux mètres quatre-vingt, recouvert d’une armure de bronze pesant une soixantaine de kilos, qu’ils voulaient opposer à un guerrier juif (cf. Samuel XVII, 1-51).
Le vainqueur du combat singulier donnerait la victoire à son camp, ce qui éviterait de faire couler beaucoup de sang.
Après quarante jours de défis permanents lancés par le géant Goliath, le roi d’Israël promit la main de sa fille à qui abattrait le Philistin. David, jeune berger accoutumé seulement à ses moutons, releva le défi et se présenta armé de sa fronde.
Devant ce gringalet, Goliath ironisa : « Pourquoi m’envoyez-vous quelqu’un avec un bâton ? Suis-je un chien ? Je te donnerai en pâture aux oiseaux et aux bêtes ». Guère impressionné, David lui répondit : « Tu combats avec une épée, une lance et un javelot, moi, je combats au nom de Yahvé ».
Après quelques tours au-dessus de la tête du berger, le galet envoyé par la fronde frappa le géant en plein front et l’abattit. David lui coupa la tête avec son épée et, devant ce spectacle, l’armée des Philistins, vaincue, se retira.




dimanche 19 février 2012

Article 13 / Dumas historien : La route de Varennes (1858)

La route de Varennes, Alexandre Dumas (1858)

Olivier Pascault



Alexandre Dumas est soucieux de vérité historique. Il décide de suivre la route empruntée par Louis XVI et sa famille lors de leur fuite vers Montmédy au mois de juin de 1791. En chemin, il recueille les témoignages de vieillards, corrige les erreurs des historiens moins scrupuleux que lui, observe les lieux et questionne les raisons de l’échec royal.

Louis XVI, Marie-Antoinette, Madame Royale, le Dauphin et Madame Elisabeth fuient Paris pour se rendre à Montmédy puis en Belgique, alors territoire de la Maison d’Autriche. Si le voyage est minutieusement organisé, des erreurs sont commises : la Reine refuse de se séparer du roi et de ses enfants. La famille royale voyage dans une berline tirée par six chevaux, privilège royal indiscret s’il en est. Louis XVI, quant à lui, refuse de passer par Reims lieu de son sacre où il craint d’être reconnu. La berline fait un détour par Sainte-Menehould et Varennes, deux lieux dénués de relais de poste. Ensuite, le départ est retardé d’une journée. Enfin, les régiments de dragons et de hussards, placés sur la route pour escorter le roi, attirent l’attention des paysans, et les obligent à abandonner leur poste. Pour ne rien omette, la berline prend du retard, le roi ne se presse pas et n’a que faire des fondements élémentaires de précaution. A Sainte-Menehould il est reconnu. Jean-Baptiste Drouet, maître de poste, est mandaté par la municipalité pour rejoindre le convoi et empêcher le roi de sortir de son royaume. La famille royale est arrêtée à Varennes dans la nuit du 20 au 21 juin. Dès le lendemain, elle s’en retourne à Paris.

Dumas offre un composé de différents genres littéraires. Tour à tour livre historique soigné et documenté et livre écrit comme un roman ou un récit de voyage, Dumas suit la route emprunté par Louis XVI à soixante-cinq ans de distance et en profite pour confier à ses lecteurs les bonnes adresses qui lui ont été suggérées par Victor Hugo pour une restauration seulement alimentaire. En plein Second Empire, Dumas défend la thèse républicaine dans ce libelle qui réhabilite Drouet et Barnave, et affirme que les royalistes avaient tout intérêt à empêcher la fuite du roi, de peur d’une proclamation prématurée de la République. Lumineux ! En outre, Dumas nous offre un règlement de compte envers les historiens qui accusent les romanciers de ne pas se soucier de vérité historique, en s’appuyant sur les méthodes scientifiques préconisées par Michelet. Ainsi prouve-t-il qu’un romancier peut être plus précis et efficace qu’un historien, car notre auteur se déplace et rencontre des témoins oculaires sans se contenter d’une lecture des seules archives. Certes, Dumas, n’est pas exempt de critiques. Son analyse des personnages est marquée par les schémas habituels : Louis XVI est un roi benêt, ne pensant qu’à manger et dormir ; Marie-Antoinette est une maîtresse femme, colérique et fière de sa position. Manichéenne, l’analyse de Dumas reflète un caractère maladroit du récit, qu’on perçoit dans le canevas de l’ouvrage, mais il est fort utile de se pencher sur un tel éclaircissement d'une période décisive pour la France du nouveau régime. Période de fuite qui justifiera, hélas, un régicide, entre autres griefs, régicide que justifie bellement Saint-Just mais qui absout en vain dans le sang versé inutilement.

OP
février 2012.