La Guerre sainte
René Daumal
(1940)
Je
vais faire un poème sur la guerre. Ce ne sera peut-être pas un vrai poème, mais
ce sera sur une vraie guerre.
Ce
ne sera pas un vrai poème, parce que le vrai poète, s’il était ici, et si le
bruit se répandait parmi la foule qu’il allât parler - alors un grand silence
se ferait, un lourd silence d’abord se gonflerait, un silence gros de mille
tonnerres.
Visible,
nous le verrions, le poète et voyant, il nous verrait ; et nous pâlirions
dans nos pauvres ombres, nous lui en voudrions d’être si réel, nous les
malingres, nous les gênés, nous les tout-chose.
Il
serait ici, plein à craquer des multitudes des ennemis qu’il contient - car il
les contient, et les contente quand il veut - incandescent de douleur et de
sacrée tranquille comme un artificier, dans le grand silence il ouvrirait un
petit robinet, le tout petit robinet du moulin à paroles, et par là nous
lâcherait un poème, un tel poème qu’on en deviendrait vert.
Ce
que je vais faire ne sera pas un vrai poème poétique de poète, car si le mot
"guerre" était dit dans un vrai poème - alors la guerre, la vraie
guerre dont parlerait le vrai poète, la guerre sans merci, la guerre sans
compromis s’allumerait définitivement dans le dedans de nos cœurs.
Car
dans un vrai poème les mots portent leurs choses.
Mais
ce ne sera pas non plus discours philosophique. Car pour être philosophe, pour
aimer la vérité plus que soi-même, il faut être mort à l’erreur, il faut avoir
tué les traîtres complaisances du rêve et de l’illusion commode. Et cela, c’est
le but et la fin de la guerre, et la guerre est à peine commencée, il y a encore
des traîtres à démasquer.
Et
ce ne sera pas non plus œuvre de science. Car pour être un savant, pour voir et
aimer voir les choses telles qu’elles sont, il faut être soi-même, et aimer se
voir, tel qu’on est. Il faut avoir brisé les miroirs menteurs, il faut avoir
tué d’un regard impitoyable les fantômes insinuants. Et cela, c’est le but et
la fin de la guerre, et la guerre est à peine commencée, il y a encore des
masques à arracher.
Et
ce ne sera pas non plus un chant enthousiaste. Car l’enthousiasme est stable
quand le dieu s’est dressé, quand les ennemis ne sont plus que des forces sans
formes, quand le tintamarre de guerre tinte à tout casser, et la guerre est à
peine commencée, nous n’avons pas encore jeté au feu notre literie.
Ce
ne sera pas non plus une invocation magique, car le magicien demande à son dieu
"Fais ce qui me plaît", et il refuse de faire la guerre à son pire
ennemi, si l’ennemi lui plaît et pourtant ce ne sera pas davantage une prière
de croyant, car le croyant demande à son Dieu : "Fais ce que tu
veux", et pour cela il a dû mettre le fer et le feu dans les entrailles de
son plus cher ennemi, - ce qui est le fait de la guerre, et la guerre est à
peine commencée.
Ce
sera un peu de tout cela, un peu d’espoir et d’effort vers tout cela, et ce
sera aussi un peu un appel aux armes. Un appel que le jeu des échos pourra me
renvoyer, et que peut-être d’autres entendront.
Vous
devinez maintenant de quelle guerre je veux parler.
Des
autres guerre - de celles que l’on subit - je ne parlerai pas. Si j’en parlais,
ce serait de la littérature ordinaire, un substitut, un à-défaut, une excuse.
Comme il m’est arrivé d’employer le mot "terrible" alors que je
n’avais pas la chair de poule. Comme j’ai employé l’expression "crever de
faim" alors que je n’en étais pas arrivé à voler aux étalages. Comme j’ai
parlé de folie avant d’avoir tenté de regarder l’infini par le trou de la
serrure. Comme j’ai parlé de mort, avant d’avoir senti ma langue prendre le
goût de sel de l’irréparable. Comme certains parlent de pureté, qui se sont
toujours considérés comme supérieurs au porc domestique. Comme certains parlent
de liberté, qui adorent et repeignent leurs chaînes. Comme certains parlent
d’amour, qui n’aiment que l’ombre d’eux-mêmes. Ou de sacrifice, qui ne se
couperaient pour rien le plus petit doigt. Ou de connaissance, qui se déguisent
à leurs propres yeux. Comme c’est notre grande maladie de parler pour ne rien
voir.
Ce
serait un substitut impuissant, comme des vieillards et des malades parlent
volontiers des coups que donnent ou reçoivent les jeunes gens bien portants.
Ai-je
donc le droit de parler de cette autre guerre - celle qu’on ne subit pas
seulement alors qu’elle n’est peut-être pas irrémédiablement allumée en moi ?
Alors que j’en suis encore aux escarmouches ? Certes, j’en ai rarement le
droit. Mais "rarement le droit", cela veut dire aussi
"quelquefois le devoir" et surtout "le besoin", car je n’aurai
jamais trop d’alliés.
J’essaierai
donc de parler de la guerre sainte.
Puisse-t-elle
éclater d’une façon irréparable Elle s’allume bien, de temps en temps, ce n’est
jamais pour très longtemps. Au premier semblant de victoire, je m’admire
triompher, et je fais le généreux, et je pactise avec l’ennemi. Il y a des
traîtres dans la maison, mais ils ont des mines d’amis, ce serait si déplaisant
de les démasquer ! Ils ont leur place au coin du feu, leurs fauteuils et
leurs pantoufles, et ils viennent quand je somnole, en m’offrant un compliment,
une histoire palpitante ou drôle, des fleurs et des friandises, et parfois un
beau chapeau à plumes. Ils parlent à la première personne, c’est ma voix que je
crois entendre, c’est ma voix que je crois émettre : "je suis..., je
sais..., je veux..., qui me crient "Ne nous crève pas, nous sommes du même
sang !", pustules qui pleurnichent : "Nous sommes ton seul bien, ton
seul ornement, continue donc à nous nourrir, il ne t’en coûte pas tellement
!".
Et
ils sont nombreux, et ils sont charmants, ils sont pitoyables, ils sont
arrogants, ils font du chantage, ils se coalisent mais ces barbares ne
respectent rien - rien de vrai, je veux dire, car devant tout le reste, ils
sont tire-bouchonnés de respect. C’est grâce à eux que je fais figure, ce sont
eux qui occupent la place et tiennent les clefs de l’armoire aux masques. Ils
me disent "Nous t’habillons sans nous, comment te présenterais-tu dans le
beau monde ?" - Oh plutôt aller nu comme une larve !
Pour
combattre ces armées, je n’ai qu’une toute petite épée, à peine visible à l’œil
nu, coupante comme un rasoir, c’est vrai, et très meurtrière. Mais si petite
vraiment, que je la perds à chaque instant. Je ne sais jamais où je l’ai
fourrée. Et quand je l’ai retrouvée, alors je la trouve lourde à porter, et
difficile à manier, ma meurtrière petite épée.
Moi,
je sais dire à peine quelques mots, et encore ce sont plutôt des vagissements,
tandis qu’eux, ils savent même écrire. Il y en a toujours un dans ma bouche,
qui guette mes paroles quand je voudrais parler. Il les écoute, garde tout pour
lui, et parle à ma place, avec les mêmes mots - mais son immonde accent. Et
c’est grâce à lui qu’on me considère, et qu’on me trouve intelligent. (Mais
ceux qui savent ne s’y trompent pas : puissè-je entendre ceux qui savent !).
Ces
fantômes me volent tout. Après cela, ils ont beau jeu de m’apitoyer "Nous
te protégeons, nous t’exprimons, nous te faisons valoir. Et tu veux nous
assassiner ! Mais c’est toi-même que tu déchires, quand tu nous rabroues,
quand tu nous tapes méchamment sur notre sensible nez, à nous tes bons
amis."
Et
la sale pitié, avec ses tiédeurs, vient m’affaiblir. Contre vous, fantômes,
toute la lumière ! Que j’allume la lampe, et vous vous tairez. Que j’ouvre
un œil, et vous disparaîtrez. Car vous êtes du vide sculpté, du néant grimé.
Contre vous, la guerre à outrance. Nulle pitié, nulle tolérance. Un seul
droit : le droit du plus être.
Mais
maintenant, c’est une autre chanson. Ils se sentent repérés. Alors, ils font
les conciliants. "En effet, c’est toi le maître. Mais qu’est-ce qu’un
maître sans serviteurs ? Garde-nous à nos modestes places, nous promettons de
t’aider. Tiens, par exemple : figures-toi que tu veuilles écrire un poème.
Comment ferais-tu sans nous ?"
Oui,
rebelles, un jour je vous remettrai à vos places. Je vous courberai sous mon
joug, je vous nourrirai de foin, et vous étrillerai chaque matin. Mais tant que
vous sucerez mon sang et volerez ma parole, oh ! plutôt jamais n’écrire de
poèmes !
Voyez
la paix qu’on me propose. Fermer les yeux pour ne pas voir le crime. S’agiter
du matin au soir pour ne pas voir la mort toujours béante. Se croire victorieux
avant d’avoir lutté. Paix de mensonge ! S’accommoder de ses lâchetés,
puisque tout le monde s’en accommode. Paix de vaincus. Un peu de crasse, un peu
d’ivrognerie, un peu de blasphème, sous des mots d’esprit, un peu de mascarade,
dont on fait vertu, un peu de paresse et de rêverie, et même beaucoup si l’on
est artiste, un peu de tout cela, avec, autour, toute une boutique de
confiserie de belles paroles, voilà la paix qu’on me propose. Paix de
vendus ! Et pour sauvegarder cette paix honteuse, on ferait tout, on
ferait la guerre à son semblable. Car il existe une vieille et sûre recette
pour conserver toujours la paix en soi : c’est d’accuser toujours les
autres. Paix de trahison !
Vous
savez maintenant que je veux parler de la guerre sainte.
Celui
qui a déclaré cette guerre en lui, il est en paix avec ses semblables, et, bien
qu’il soit tout entier le champ de la plus violente bataille, au-dedans du
dedans de lui-même règne une paix plus active que toutes les guerres. Et plus
règne la paix au-dedans du dedans, dans le silence et la solitude centrale,
plus fait rage la guerre contre le tumulte des mensonges et l’innombrable
illusion.
Dans
ce vaste silence bardé de cris de guerre, caché du dehors par le fuyant mirage
du temps, l’éternel vainqueur entend les voix d’autres silences. Seul, ayant
dissous l’illusion de n’être pas seul, seul, il n’est plus seul à être seul.
Mais je suis séparé de lui par ces armées de fantômes que je dois anéantir.
Puissè-je un jour m’installer dans cette citadelle. Sur les remparts, que je
sois déchiré jusqu’à l’os, pour que le tumulte n’entre pas la chambre royale !
"Mais
tuerai-je ?" demande Ardjouna le guerrier. "Paiera-je le tribut à
César ?" demande un autre. - tue, est-il répondu, si tu es un tueur. Tu
n’as pas le choix. Mais si tes mains se rougissent du sang des ennemis, n’en
laisses pas une goutte éclabousser la chambre royale, où attend le vainqueur
immobile. - Paie, est-il répondu, mais ne laisse pas César jeter un seul coup
d’œil sur le trésor royal.
Et
moi qui n’ai pas d’autre arme, dans le monde de César, que la parole, moi qui
n’ai d’autre monnaie, dans le monde de César, que des mots, parlerai-je ?
Je
parlerai pour m’appeler à la guerre sainte. Je parlerai pour dénoncer les
traîtres que j’ai nourris. Je parlerai pour que mes paroles fassent honte à mes
actions, jusqu’au jour où une paix cuirassée de tonnerre règnera dans la chambre
de l’éternel vainqueur.
Et
parce que j’ai employé le mot de guerre, et que ce mot de guerre n’est plus
aujourd’hui un simple bruit que les gens instruits font avec leurs bouches,
parce que c’est maintenant un mot sérieux et lourd de sens, on saura que je
parle sérieusement et que ce ne sont pas de vains bruits que je fais avec ma
bouche.
René Daumal,
Printemps 1940.