jeudi 27 janvier 2011

Article 5 - Jean-Patrick Manchette, par Olivier Pascault


Manchette : une bombe jazzy indépassée du polar

par Olivier Pascault



Petit texte dédié à un homme qui chuchote à son sax, Pat. C. -  le jazz est en lui 
 du bas de ses Lilas fleurant bon une pègre éthique, si étique...



            Jean-Patrick Manchette n’est pas mort en 1995. Il avait 53 ans et les possède toujours et encore...

            Jeune mort toujours viveur, il marque notre actuel monde de ses pérégrinations jazz et blacks par nos lectures de fictions noires et critiques de ce vécu nôtre si pourri dans les sens oscillants d’os de nos politicards difformes et déjà obsolètes, mais si utiles à la compréhension générale du cours épochal du dépérissement du système dominant. Manchette a donné une heure exacte à l’allant du monde. So Long, Lady Long Solo

            A ses débuts, avec Laissez bronzer les cadavres, cosigné en 1971 avec le complice Jean-Pierre Bastid, et L'Affaire N'Gustro, premier ouvrage écrit seul la même année, Manchette étend sa réputation exceptionnelle. Didier Daeninckx se souvient en 1997, dans la revue Polar (1), de ses atours et grimes majeurs : « Ce qui était le plus remarquable, c'est le culot avec lequel [il] abordait des thèmes invisibles dans la littérature française anesthésiée de l'époque », ajoutant pour sa gouverne une expérience exportable à tous : « Il m'a donné envie d'écrire dans le sens de mettre les pieds dans le plat ». Un autre auteur de la Noire, Jean-Bernard Pouy, explique dans la même revue : « Tout de suite les romans de ce monsieur m'ont persuadé qu'enfin il y avait une veine neuve francophone contemporaine du polar, hors pigalleries, crypto-pastiches à la Malet, récits distanciés ou bien paraphrénies confabulantes (2) à la Vautrin (…) ». Gage de tir au but ? Précision de valeur littéraire ultime ? Vérifions.

Un anomyne & Pierre Rancé
            Manchette publie à briser le frêle esquif du polar. Il place au coeur de ses intrigues des personnages incarnés dans l’histoire politique de son temps, militants du tiers-monde, soixante-huitards, activistes anarchistes, cadres paumés qui, tout en étant les vedettes des années 60 et 70, n'ont guère commis d’effractions dans le roman noir. Les protagonistes de Laissez bronzer les cadavres (1971) sont ainsi trois membres d'une communauté gardoise, babas cool et braqueurs d’un fourgon blindé. L'Affaire N'Gustro (1972) brosse par punch nécessaire l’affaire Ben Barka, ce meurtre d'un opposant à la monarchie marocaine par des barbouzes français, scandale qui éclaboussa le gouvernement du général de Gaulle et dont l’enquête se poursuit en 2010-2011 par la grâce de quelques magistrats conscients des heurts pour toujours des conséquences de l’histoire contemporaine. Gageons que le talentueux chroniqueur Pierre Rancé d’Europe 1 suivra l’affaire et nous en livrera de fraîches nouvelles si ses employeurs encombrés d’immédiatetés stériles lui en donnent loisir… Et puis ce journaliste a tant de poids sur la magistrature sommeillante… qu’il fonce !

            Dans Nada (1972), et ce n’est qu’un exemple, la manière est fluette et belle dans la destruction des préjugés narratifs. Manchette démontre qu'il sait débroussailler l'essentiel de ce qu’il revient de révéler, au prisme de la fiction, cette petite réalité en devenir, à la fois politique et historique. L'histoire qu'il narre est laconique : des gauchistes aux sensibilités diverses, par définition, enlèvent un diplomate américain dans un claque parisien. Ils sont repérés illico et massacrés par un bataillon de gardes mobiles dirigé par le commissaire Goémond, un vicieux idéal-typique du métier. Par une prose sèche, des dialogues effilés comme les lames implacables de la police aux ordres de tout Etat quelque soit sa couleur partisane, il existe néanmoins quelques erreurs historiques chez Manchette que nous pardonnons sans vergogne : notre non-conformiste auteur, en délicat lecteur de Debord et d'Orwell, place deux fois dans la bouche de son héros Diaz, un « Vive la mort ! » qui ne relève nullement de l’anarchisme. Mot d’ordre lancé par le si malfaisant général Milan Astray, commandant la légion étrangère espagnole pour le compte du généralissime Francisco Franco, ne retire en rien l’inspiration révoltée de Manchette ancrée dans le sens de l’histoire. L’histoire ainsi contée par notre noir écrivain l’emporte. Un fondement inaltérable confirme une volonté d'affirmer que le terrorisme « de gauche » reste « en soi une perfidie ». Qui plus est, « séparée de tout mouvement social offensif », toute lutte armée sert l’instrumentalisation de toutes les formes que prend l’Etat pour asseoir davantage son autorité, y compris celle-là seule qui repose sur l’argile d’un pied vagabond. A l’instar de celle qui se répand de  nos jours sous les ors de la sécurité et non plus des forces de paix.

            A l’aune des années 70, voici une vérité bonne à dire , pour Jean-Patrick ! Les impasses politiques et personnelles édictées par les si méprisables maoïstes (Manchette les méprisait) ou quelques anarchistes besogneux (Manchette jugeait juvéniles leurs élans stériles) dans leur insincère assomption du peuple posaient encore cette problématique. Au devant des seuils inapaisés d’un gauchisme qui enrôlait chacun de ses membres dans une secte partisane sans fonds, Manchette portait en lui un courage indépassable à les dénoncer. Plus de quinze ans après, il approfondira cette opinion en préfaçant la version espagnole de Nada. Cette préface enfin traduite est disponible dans la présente édition. Il se juge impitoyablement ; il se reproche de n'avoir pas critiqué la « lutte armée », sinon en surface, et d'avoir omis étourdiment «  d'envisager la manipulation directe du terrorisme par les services secrets de l'Etat, au besoin contre ses propres sujets et même ses propres dirigeants, comme on l'a vu en Italie dans l'affaire Moro et les "soi-disant" Brigades rouges... ». Depuis Nada, Manchette a lu Guy Debord et le Véridique Rapport sur les dernières chances de sauver le capitalisme en Italie de Gianfranco Sanguinetti.

            Une lettre destinée à son ami Pierre Siniac, apôtre de la rénovation du polar engagé dans la noirceur historique à l’instar d’A. D. G. et Francis Ryck, stipule en septembre 1977 : « Je démarre souvent mes polars avec l'idée de dire quelque chose, une simple remarque de bon sens, rien de suprêmement dialectique... Je fonctionne un peu comme un gosse avec un sujet de rédaction..., j'illustre... L'intention générale étant de distraire les populations et, très accessoirement, de faire réfléchir...» (1).

            La même année que Nada (1972), Manchette, plus prolixe que jamais, publie O Dingos, ô châteaux ! Tout lecteur suit ainsi une jeune nurse qui fuit, avec le fils de milliardaire dont elle a la charge, un gangster sadique qui veut les kidnapper. D'autres livres jugés mineurs à tort par la critique revêche paraissent, comme Morgue pleine et Que d'os, ces aventures du détective Eugène Tarpon, ancien CRS devenu privé, non dénuées d’un intérêt fondé sur la narration, la structure concomitante avec l’histoire présente. Surgit alors Le Petit Bleu de la côte Ouest. Un régal jazzy pour tireur sportif.

            En effet, cet opus fait entièrement référence au blues et au jazz West-Coast (des Lee Konitz, Gerry Mulligan, Jimmy Giuffre, Bud Shank et autres Cotteau du Périph’ Ouest) que n'arrête pas d'écouter le personnage principal du roman, Georges Gerfaut. Ce cadre commercial, vaguement de gauche comme tous nos contemporains bringuebalants dans des sources idéologiques à la mode, doit soudain voler depuis son charnier natal, et lâcher l'entreprise multinationale pour laquelle il travaille. Il abandonne sa femme Bea ; il lit intensément sur la plage la maîtresse de Lénine, cette brave Kollontaï entichée d’idiot féminisme et le grec Cornélius Castoriadis, ce rejeton du trotskysme de 1948 parvenu à force de raison à approfondir nos questionnements politistes essentiels. Deux féroces tueurs sont en effet lancés à ses trousses sans qu'il sache pourquoi. Le livre fait mouche. En lisant les errances de ce bohémien-bourgeois contemporain avant la lettre qui fuit sa mort, mais aussi sa vie, parcourt des tours du périphérique en gwempies… la critique littéraire peut, en mal de stabilité, draper le malaise des cadres, un sujet à la mode, en leitmotiv journaleux du sens social de l’histoire présente. Rien n’y fait. Le meurtre est un art délicat.

            Malgré certains éléments datés, Le petit bleu de la côte Ouest prend corps et vieillit parfaitement bien avec notre temps. Manchette rédige dans son journal (extrait publié dans la présente édition de ses romans) : « Je mesure l'importance limitative que la vie personnelle de l'écrivain tient dans l'écriture. Je ne connais pas Bangkok, je ne puis donc pas écrire sur Bangkok. (...) Mais d'autre part ce qui m'intéresse est la critique sociale. Et je ne peux écrire sur le prolétariat, de même que je ne puis écrire sur Bangkok. J'écris sur un milieu qui m'est proche... ».

            De fait, notre écrivain né le 19 décembre 1942 à Marseille dans une classe moyenne en pure chute, appronfondit sa scolarité dans la région parisienne, a embrayé sur des études supérieures d'anglais et d'histoire-géographie. Il part en Angleterre, revient à Paris, milite dans des groupes gauchistes stériles et fréquente les salles de cinéma plus que de raison. Depuis 1965, date à laquelle il s'est mis à écrire en en tirant des subsides, c’est-à-dire en professionnel de la plume, il traduit des livres de Robert Litell, de Ross Thomas et façonne des scénarii pour Max Pecas… homme de quelques « films libidineux » informes. Il signe des scripts de feuilleton télévisé comme « les Globe-Trotters ». Enfin, il commence à commettre ses romans dans la meilleure voie qui soit, publiés dans la « Série Noire ».

            Tout le monde remarque vite que l'impétrant fait preuve d'un sens peu ordinaire de la construction. Avec des changements de tempo où l'on peut voir l'influence de sa cinéphilie, notamment. Quand il écrit les scènes d'amour de Gerfaut et d'Alphonsine Raguse dans une petite masure du massif de la Vanoise, pour lesquelles il avoue avoir éprouvé des difficultés, Manchette se raccroche à des scènes de films de King Vidor et de Joseph Sternberg. Dans ses livres, il y a souvent des références à des réalisateurs de cinéma, le plus souvent hollywoodiens des années 30-50.

            Le cinéma qu'il aime est classique. Des années 60 et 70, il ne goûte que les films de genre s'ils sont travaillés par une vision critique du monde (Aldrich et Sarafian). Même chose pour la littérature. « Je ne crois pas qu'il reviendra des grands écrivains, écrit-il encore à Siniac. Je crois tout platement qu'on a vraiment fait le tour des formes. Les gugusses modernistes ne font que réchauffer les restes de Céline, de Joyce, de Dada ». Manchette préfère donc la littérature de genre dont on respecte les règles avant de les « concasser de l'intérieur ». Le polar donc, ou la bande dessinée sont ses bienfaits (il scénarisera Griffu, dessiné par Tardi, et fera de nombreux projets dans ce domaine)…

            Faire exploser le polar... Justement, quelques-uns de ses confrères estiment qu'avec La Position du tireur couché (1981), c'est ce que Manchette a         publié de mieux. Par un style « comportementaliste », affirment les spécialistes, il n'a jamais été aussi dépouillé. Trop, c'est suicidaire, pensent certains. La dérision n'a jamais été aussi franche, la distance élégante autant qu’affirmée dans cette histoire d'un tueur qui veut raccrocher, prendre sa retraite et ne le peut certes pas. « No future ! », proclame, narquois, le punk glamour du roman noir français. Aucun avenir, aussi bien pour Martin Terrier, son antihéros, que pour le genre de livres que lui-même écrit. Il va d'ailleurs cesser d'écrire des romans et se rattraper en multipliant les traductions, les scénarii, les théories sur le polar et les chroniques (2). Jusqu'au moment, tardif, où il tente avec Princesse de sang (qui reparaît le 16 juin 2005 en Folio policier) de s'éloigner un peu du genre.

            Relire ses histoires percutantes, nous permet de lire clairement que le talent de Manchette, sa capacité à mettre en scène la mort, le désespoir, la monstruosité du monde, dépasse les théories et annonce le pire à venir. L’histoire n’a aucun sens raisonnable, l’histoire de nos existences est terminale. La philosophie de résistance ne peut en aucun cas se passer d’Aristote, Wittgenstein et Manchette.

Olivier Pascault
Les 25-27 janvier 2011.



Notes
(1) Hors série spécial J.-P. Manchette aux éditions Rivages, 1997.
(2) Chroniques sur le roman noir, paru chez Rivages.


  • Jean-Patrick Manchette, Romans noirs, Ed. Gallimard, coll. « Quarto », 1344 pp. et 119 documents, Paris, 2005 (26,90 euros).
Cette édition comprend : Nada, le Petit Bleu de la côte Ouest, la Position du tireur            couché, Griffu et la bande dessinée réalisée avec Jacques Tardi.


1 commentaire:

  1. Avec "Harlem nocturne" de Georgie Auld, ça passe très bien !
    PC

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