mercredi 26 septembre 2012

Maurice Leblanc - "L'argument" (nouvelle inédite)

L'Argument
(nouvelle)

Maurice Leblanc



Tournant la tête vers l'épouse coupable, il montra sa figure blême où des larmes suivaient le triste chemin des rides et descendaient jusqu'à la moustache grise. Et il murmura :
- Pourquoi... pourquoi m'as-tu trompé ?
Elle se taisait, le regard insolent, presque fière de l'aveu cynique dont elle venait de le cingler en pleine face ?
Cette obstination dédaigneuse à ne point se défendre le mit hors de lui :
- Mais parle donc, explique-toi...
Debout devant elle, il la menaçait du poing:
- Oui, pourquoi, pourquoi sacrifier ton bonheur, le mien, l'avenir de l'enfant ? Il n'est pas mieux que moi, cet individu ! Plus jeune, certes, mais pas de distinction, une sorte d'ouvrier, une brute... En outre, tu n'as rien à me reprocher. De l'argent, tu en as, et des chevaux, des voitures, du luxe. Alors quoi ? ta chair, peu-être, les besoins de ta chair ? C'est cela ? Oh, la gueuse !...
Il l'empoigna comme pour l'écraser contre lui. Mais, sous le peignoir, il sentit le corps souple de la jeune femme, ses seins libres et lourds. Et il tressaillit de désir.
- Ainsi, c'est pour des caresses que tu t'es livrée. Que ne m'en demandais-tu ? Nous restions des semaines... Est-ce que je savais, moi ! Si tu me l'avais dit, je t'aurais contentée, aussi bien que lui, mieux que lui... Au fond, ce qu'il fait, je le fais... La joie qu'il te cause, je te la cause, il n'y a pas deux manières...
D'un coup sec, il lui enleva son corsage :
- Ta poitrine, je l'aime, je l'admire comme lui... ce baiser de mes lèvres vaut bien son baiser. Il est fort, puissant ! Et moi ? Crois-tu que mon désir n'est pas égal au sien, et que je ne puisse te posséder malgré toi, te violer ?...
Il la renversa d'une main, de l'autre, lui arracha ses vêtements. Et il bredouillait :
- S'y prend-il autrement ? Non, hein ? Pas mieux, en tout cas... la preuve... la preuve, c'est que... ah ! la gueuse... tu n'y goûtes pas plus de plaisir... avoue-le...
L'étreinte finie, il lui planta ses yeux dans ses yeux, et dit avec un accent de triomphe :
- Et puis après ?... Que fait-il de plus que moi, ce monsieur ? Que fait-il qui puisse excuser ta faute ?
Elle répondit simplement :
- Il recommence.
Il baissa la tête, vaincu.


Maurice Leblanc

(L'argument, nouvelle, IN
Maurice Leblanc - 50 inédits,
Les Editions de l'Opportun, Paris, octobre 2012, p. 49).



[commentaires Olivier Pascault :

Mercredi 26 septembre -
Véritable découverte impromptue, due à une attachée de presse sous l'emprise des blogs qu'elle observe, me voici lecteur depuis hier à réception de ces nouvelles inédites de Maurice Leblanc. Normand, et donc disciple tout à la fois de Flaubert & Maupassant, l'auteur du célébrissime personnage de la "littérature 813" - ou Polar -, j'ai dit Arsène Lupin, cet excellent lecteur des nouvelles de Maupassant, Maurice Leblanc a fait paraître dans le Gil Blas, Le Gaulois, etc., des nouvelles sensibles où femmes et individualisme sont réduits à ce qu'ils sont devenus en son temps : deux tragédies de l'évolution lente et durable du monde.
Pourquoi s'occupe-t-il ainsi d'observer, littérairement, les femmes ?
Leblanc les veut libre et indépendantes. Il les saisit, en ce sens, comme des êtres pouvant s'épanouir dans la jouissance sexuelle sans tabous ni fers. Même lignée en amour. En bref, librement. D'où sa plume acerbe, limpide et dangereuse pour décrire des femmes qui, en apparence libres, se font les prostituées de leur propre possibilité d'ascension morale.
Si cet aspect ténu peut entraîner des hauts de le coeur dans les esprits sucrés de nos années 2000, chez Leblanc, il est d'abord marqué par une critique résolue de l'individualisme. C'est qu'il perçoit l'amoralisme pervers de l'égoïsme social qui surgit en France au moment de la pénétration subreptice de la révolution industrielle.
Il y a de la joie à lire ce Maurice Leblanc trop méconnu. Et pour l'heure, pour près de 360 pages et n'en ayant lu que 120, je ne peux m'exprimer ici davantage sur ces textes. A suivre...]

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