lundi 16 mai 2011

Notes / JFLOUETTE sur S. BECKETT, par Olivier Pascault

Quelques notes personnelles prises lors de la Conférence de
Jean-François Louette  prononcée sur
Samuel Beckett,
aux Archives Départementales de Seine & Marne,
le mardi 3 mai 2011.

par Olivier Pascault



Samuel Beckett est né le 13 avril 1906 à Dublin. Jean-François Louette (Université Paris IV) appuie ses propos sur quelques titres : Murphy (1938), Molloy (1951), En attendant Godot (1953), Fin de partie (1957) et Oh les beaux jours (1961). Point d’orgue de son aura internationale, il a obtenu le Prix Nobel de Littérature en 1969. Il meurt à Paris, le 22 décembre 1989.

Samuel Beckett est un homme de rupture. Il déclarait souvent « Je ne sais si je suis né ».

Durant ses études universitaires, il étudie le français, l’italien et l’allemand. Puis, il rompt à la fois avec l’Ireland et la recherche universitaire. Quand il s’installe à Paris en 1936, il rompt avec son pays natal. Enfin, il rompt avec la gloire après les premières représentations de sa pièce En attendant Godot.

Très tôt, il découvre et se rend à Ussy-sur-Marne, pour y travailler et fuir Paris. Au début, il était hébergé dans la Maison Barbier, mais il se fit très vite construire une maison des plus simples. Elle a une importance capitale pour caractériser son œuvre liée à la personnalité profonde de son propriétaire. Cette maison représente en effet pour Beckett son univers mental :

  • Elle est un abri : Beckett porte en lui le sentiment d’avoir été expulsé à cause de sa mère, à cause aussi de ses premiers textes mal jugés dans son pays natal (voir sa nouvelle L’expulsé, publiée en 1946 qui évoque cette partie-là de sa vie).
  • La maison répond à sa question personnelle « comment rendre le monde habitable » (à l’instar des mots de Baudelaire, « Le monde est devenu pour moi inhabitable »). Pour un écrivain, une habitation est sa voix propre, son écriture, cette sorte de mariage entre l’existence quotidienne et la création au quotidien, pour ainsi dire.
  • La maison constitue de même pour Beckett une recherche de l’art à part, dans la solitude, le retrait et le silence. Or, sa compagne Suzanne s’ennuie et refuse cette maison dépouillée à compter de 1960.
  • C’est une maison simple, pauvre, sobre et purement géométrique. Samuel Beckett s’intéresse aux nombres, à la mesure, à la géométrie ; les nombres procèdent pour lui de la parade contre la souffrance et contre la mélancolie. En 1967, il y fait installer un piano. La musique le passionne pour autant qu'elle a à voir avec la métrique, l'organisation structurée des sons.

A cet instant, nous rappelle J.F. Louette, nous pouvons nous référer à la gravure de Dürer intitulée Melancholia I. La mélancolie rend impossible de prendre véritablement la mesure du monde. Ussy-sur-Marne fait apparaître deux ou trois modes d’être mélancolique que vit Beckett, deux ou trois états sans doute parallèles à la gravure de Dürer :

  • Le retrait est la mélancolie. En grec ; « mélancolie » se dit « Phobos », soit « retrait » ; la phubanthropie est un symptôme constant de la mélancolie. On décèle ce caractère récurrent dans Molloy.
  • La tristesse (ou dépression) dans laquelle Beckett s’inscrit et telle qu'elle prévaut dans la tradition des grands traits traditionnels des humeurs.

Or, Samuel Beckett est un « dévorateur » de livres. Il a des cahiers de notes des livres lus, comme de nombreux littérateurs. Chez lui, il existe une confusion intime entre la mort et la vie car, comme il le fait dire à Molly, il ressent un besoin de « pourrir en paix ». Ce sentiment affecte tous les mélancoliques qui vivent au présent la mort. Surgit et se maintient durablement en ce cas le sentiment et l’état du déjà-mort. D’où le fait que le mélancolique n’a pas eu la grâce d’oublier la mort. Au contraire, il « vit » la mort au sens plein. Par devers soi. Dans la pièce Fin de partie ce sentiment se découvre sous les traits suivants :

  • Mettre fin à l’attente de la fin,
  • L’immobilité forcée des protagonistes,
  • La tristesse (solitude, agressivité) en prévalence,
  • Le désinvestissement de quelque être,
  • La parole pour raconter ou pour se calmer dans l'écriture,
  • L’autodépréciation (Freud a largement développé le délire de petitesse) qui sied  à tout mélancolique.

La mélancolie est au cœur de cette pièce. J.F. Louette pose alors la question de la pièce théâtrale comme une analyse pleine de variations sur Dürer. Chez Beckett, insistons, dans le recours contre la mélancolie, il y a le désir de se réfugier dans la géométrie et l’arithmétique par le flux du temps et sa mesure. Par exemple, Molloy-la mère s’arrête de compter. 1, 2… pas plus. Dans ses Carnets de mise en scène de Fin de partie, il fixe par le croquis le nombre des pas qu'effectuent les personnages Hamm et Clov. Sa propre création ne peut, pour Beckett, être fixée par sa seule imagination; il élabore une mesure rythmique par sa mise en scène. Becket lutte contre la mélancolie et contre la confusion. C’est une évidence.

Avec Jean-François Louette, reprenons les faits. La confusion (« the mess ») doit se déployer au fur et à mesure des développements de l’interprétation.

Dans un entretien de 1961, Beckett exprime le désordre permis dans une œuvre d’art qui admette le chaos (« to find a form to accomoded the mess »). Cette idée apparaît dès 1931 dans des cours que Beckett professait auprès de ses étudiants. Les notes d’une étudiante ont été publiées en 2007. Elles sont intitulées Avant la lettre. Beckett s’amuse des idées claires et distinctes de Descartes ; elles détonnent avec le registre usuel de tout esprit calme et rationnellement inféodé à un être du commun. Ainsi, par exemple, Beckett critique Balzac, notamment ses personnages qu'il perçoit tels des « des légumes mécaniques », mais aussi du trait trop clair, trop précis de l'écriture. Il préfère les personnages imprévisibles que l’on trouve par exemple dans les personnages de Dostoïevski, Proust ou Stendhal. Dans Molloy, il n’y a aucun alinéa. Le texte est publié tel un bloc ; c’est un texte-magma, presque une composition confuse. L’écriture fourmille de ressassements : la vie est faite pour lui de récidives. Par ailleurs, Beckett utilise le principe de la confusion des références culturelles et aime par-dessus tout donner pour un même mot deux sens différents, la syllepse.

(I) L’amalgame de références :

(Il est utile de consulter à ce propos les travaux de Jean Starobinsky).
Cette méthode est typique du mélancolique. Une marée de citations et des bribes de cultures sont à l’œuvre. Les bribes de culture forment une réduction (« lessness », néologisme créé par Samuel Beckett). Pour exemples, citons :
  • p. 41, Molloy, « On invente, on ne fait que balbutier sa leçon ». Proust est le grand auteur de Beckett : Albertine séduit Marcel sur sa bicyclette. Il aime en outre Louis-Ferdinand Céline. Eux manient l'art de la redite narrative.
  • p. 161, Molloy : le lavement de Moran de son propre fils.
Beckett mêle allègrement philosophie et littérature : « J’ai toujours préféré être esclave que mort ». Par cet énoncé, Beckett confond deux conceptions antagonistes de Hegel et Homère car, en premier lieu pour lui, il n’existe plus que des débris de beauté. Tout autant, la plus grande des sagesses est de savoir ne rien pouvoir savoir. Ceci caractérise l’excès de lectures et de savoirs chez Beckett. Enfin, signalons-le, comme pour Thomas Bernhard, tout est gâché par l’ordre consensuel du textuel chez Samuel Beckett.

(II) Le second moyen de la confusion :

La syllepse est une figure de rhétorique utilisée par excellence par Beckett qui livre deux sens à un même mot : un sens figuré et un sens littéral  à la fois.
  • p. 113, dans Molloy, la rencontre du charbonnier. Beckett exploite la polysémie et son amour profond de la langue, plus précisément les mots qui constituent un abri pour lui. Il est un auteur bilingue, ce qui s’avère une illustration idoine.

(III) Pourquoi avoir choisi le français ?

Beckett a le goût de la pauvreté. Il estime qu’en français, il est plus facile d’écrire sans style quand l’anglais confine à la poésie. Par le français, Beckett a fait le choix de l’ascétisme. Il exploite sans vergogne des mots rares. Par exemple, il dit « podex » pour évoquer le derrière, les fesses. Le français est la langue de son exil. Il a souhaité modifier sa personnalité et prendre distance avec lui-même. Et puis bien entendu, l’anglais est la langue de l’oppresseur pour l’Irlandais qu’est Beckett. En somme, le français est un espace d’impunité qui lui permet de « nous arranger avec notre charabia ». Sa mère ne le lit pas, voici là un autre élément en faveur de l’impunité. Cependant, il continue d’écrire en anglais et se traduit lui-même. Il supervisait toutes les traductions italiennes et allemandes. Cela aboutit à trois versions de Fin de partie, toutes aussi valables l’une que l’autre comme textes à part. Certes, Samuel Beckett se traduit lui-même mais ne manque pas de s’adapter dans le même mouvement, en respectant les arcanes littéraires de la création. Ces deux aspects autorisent donc plusieurs versions autorisées d’un même texte. Ici, J.F. Louette lit des extraits. Il en ressort qu’en français, Dieu le père est le Christ en anglais dans le même texte. L'adaptabilité à la culture propre à un pays et à une langue lui  donne l'occasion d'inscrire sa création dans l'état d'esprit d'une conception idéelle précise.

(IV) La tension entre souffrance et humour :

Samuel Beckett, comme tout mélancolique, possède un sens aigu du deuil. Sa perception de la souffrance est universelle. Il fait sienne la souffrance historique de tout homme conscient. Contrairement à Cioran, pour qui l’histoire est une dimension à laquelle l’homme aurait pu se passer, Samuel Beckett tient compte de l’histoire. Pour ce dernier, on ne peut plus écrire le monde comme avant la bombe atomique et comme avant les camps de la mort. L’expérience du mal est un fait. Beckett a été membre d’un groupe de résistant, cela pèse sur son jugement objectif. Beckett va plus loin encore. Selon lui, après la Seconde guerre mondiale, on ne peut plus s'en tenir à la tendresse et l’affection. Son théâtre est un théâtre de la cruauté et de l’ennui (équivalent au tourment). Beckett va alors jusqu’à voler nos affects de spectateurs. Par exemple, dans Fin de partie, entre Hamm et Clov, un « tu me rases » devient un dialogue construit sur le jeu de mots entre le rasage au sens strict et l’ennui / désennui du spectateur.

Pour conclure, Jean-François Louette renvoie à T.W. Adorno qui a brillamment évoqué l’humour noir de Beckett, ce qui revient à le saisir tel qu’il est, et nonobstant les études esthétiques de G. Lukacs, entre autres critiques, qui négligèrent Beckett [note de l'auteur des présentes]. Notre conférencier ajoute quelques points rapides, mais utilement brossés. La nature est une parade à la mélancolie. Aussi se sentait-il mieux pour vivre et travailler à Ussy-sur-Marne plutôt qu’à Paris. Grand amateur de musique, Beckett écoute essentiellement de la musique classique, principalement la musique romantique allemande. Dans sa correspondance, il évoque souvent Schubert et Beethoven. Il est fort probable que de tels goûts accomplissaient Beckett comme auteur résolument créatif et tourmenté. Toujours dans ses lettres, mais encore dans ses critiques littéraires, Beckett évoque le style qu'il aime en tant que lecteur (la parataxe) et se prononce très favorablement en faveur de Proust, Céline ou encore La Nausée, de Jean-Paul Sartre qu’il encensait.

Beckett a inventé sa langue. Son écriture est double : le roman et le théâtre. Il a fait œuvre, il a une langue. Voici bien là un chemin d'écrivain qu'en lecteur, nous pouvons lire, suivre, voire poursuivre.

Olivier Pascault., le 16 mai 2011,
à partir de notes personnelles 

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