lundi 8 novembre 2010

Itinéraire G. Lukacs - 1

György Lukács
« Se tuer, c’est devenir philosophe »





            György (ou Georg) Lukács est né à Budapest, en Hongrie, le 13 avril 1885. Il y étudie la Philosophie et le Droit et s’intéresse d’emblée aux questions littéraires qui agitent son époque. C’est sur son initiative débordante d’enthousiasme qu’un théâtre libre y voit le jour dans lequel sont présentées des pièces d’Ibsen et de Strindberg. En 1906, Lukács obtient le titre de Docteur en Droit (“Staatswissenschaft”), puis en 1909, après l’obtention de son titre de Docteur en Philosophie il se rend en Allemagne aux Universités de Berlin et de Heidelberg. C’est là qu’il fait la connaissance des représentants les plus prestigieux des différentes écoles philosophiques du moment, Windelband, Rickert, Lask, Dilthey, Simmel, etc. Le sociologue Max Weber le prend en vive amitié. De plus, Lukács établit des relations avec des critiques littéraires, dont Gundolf. Le résultat de ses études esthétiques et sociologiques se trouve alors exposé dans deux publications remarquées et importantes : L’Âme et les formes (1911) et la Théorie du roman (1916).

            Le philosophe magyar aurait-il pu trouvé sa renommée planétaire s’il n’avait enduré la tentation de mourir ? En effet, l’expérience suprême du suicide ou du travail, en 1910 et 1911, nourrit sa quête et volonté de défricher la pensée philosophique, comme l’atteste une récente publication de son Journal (Ed. Payot-Rivages poche, 2006). Longtemps resté inédit, la narration d’un épisode dramatique de sa vie nous renseigne sur le choix qu’il fit. Nous savions que Lukács, qui avait vocation à devenir dramaturge et poète, bouleversa radicalement son existence. Le 18 mai 1911, sa passion amoureuse est anéantie : la peintre Irma Seidler se suicide. Après une histoire tourmentée, excessive et authentique dans l’amour, cette expérience n’est pas sans nous rappeler les rapports célèbres entre S. Kierkegaard et Regine Olsen.

« O mon âme, le soir est triste sur hier,
O mon âme, le soir est morne sur demain,
O mon âme, le soir est grave sur toi-même », écrit-il en français et place-t-il en exergue de ses notes intimes. Le 23 novembre 1911, il s’interroge après le suicide d’Irma et fixe la méthodologie qu’il honorera toute sa vie ultérieure : « Tout devient dialectique chez moi ; puis aucune réalité (donc décision) ne peut venir dans ma vie. Est-ce frivolité, est-ce santé, cet état où je suis actuellement ? Cet oubli permanent de la situation dans laquelle je suis est […] justement un état dialectique ». Plus loin, il approfondit la pulsion de mort comme premier trait de la re-naissance : « Et plus aiguë est ma réflexion sur moi-même, plus clairement je vois : seule la mort est une décision ; si j’avais une vraie probité intellectuelle, une authentique pulsion vers la connaissance, je devrais me tuer ». Ainsi, le suicide semble devenir la réalisation possible d’une esthétique du pur désir, du « pur statut de précurseur », aseptisant la frivolité et sa scansion des choses aliénantes dans la réalisation humaine de soi dans le monde. Déchoir dans la frivolité, pour Lukács, revient à singer le monde extérieur, surtout dans une période historique où les puissances grondent les unes contre les autres. Doué d’une prescience sensitive sur l’instant, le jeune Lukács anticipe la guerre, cette déchéance, ce chaos des « chocs d’aciers ». Vouloir mourir est un fait. Décider de mourir n’apaise pas le poète. Il choisit la mort du dramaturge en lui. Il choisit le travail philosophique. Le 25 novembre, il consigne dans son Journal : « Le travail ! le travail ! ne sert ici à rien du tout. J’ai péri intellectuellement […] Je suis devenu incapable de travail », ou plutôt, « le fait que je ne peux supporter un travail tranquille, sans griserie, désintéressé, perce de plus en plus fort ». Mourir vraiment suppose un labeur en dehors de la vie quotidienne et, note-t-il le 16 décembre, relève pour lui de la sensation « de ma théorie de l’implicite, de l’imperfection productive, du mythologique dans la formation des concepts est la solution de tout ». Lutter contre les penchants de la frivolité, de soi et du monde, sera pour Lukács l’ultime décision de sonder l’esthétique et l’éthique, « comme la mesure du sans-mesure : très très près de Kant […] Et tout ramène à la vieille question : comment puis-je être philosophe ? » Irma a tout décidé par sa mort : se tuer sera devenir philosophe, par la médiation d’un examen rigoureux du concept d’aliénation, source stimulante pour les examens lukasciens, à la fois théoriques et bien entendu pratiques par l’engagement politique.

             Aussi, dès 1915 Lukács retourne à Budapest. Il y fréquente un groupe d’intellectuels qui, sous l’effet de la guerre mondiale jugée « impérialiste », se sentent de plus en plus portés vers le mouvement ouvrier révolutionnaire. C’est ainsi qu’en 1918 Lukács adhère au Parti communiste hongrois qui vient juste d’être constitué dans la clandestinité. En 1919, il entre par cooptation au comité central du Parti et devient commissaire à la Culture Populaire dans le gouvernement de Bela Kun. Et puis la terreur blanche qui succède à la République des Conseils le contraint à s’exiler en Autriche. Ses réflexions politiques donnent naissance successivement à deux ouvrages, Histoire et conscience de classe (1923) et Lénine (1924). Puis, il publie l’étude Moïse Hess et la dialectique idéaliste (1926).

            Histoire et conscience de classe a formé plusieurs générations d’intellectuels philosophes, historiens et critiques littéraires, de G. Steiner à J. Julliard, en passant par T.W. Adorno et W. Benjamin. Les différents essais qui composent cet opus porte en sous-titre « Essais de dialectique marxiste ». Ce n’est pas anodin. Pour Lukács, il s’agit là de restaurer la dialectique tombée en ruine afin de lui redonner toute sa vigueur combative. Une fois encore, il souhaite tuer le chemin suivi par une méthode rendue « défunte ». Pour ce faire, il ne se satisfait pas seulement de rétablir dans son économie le rôle du sujet qui en avait été très progressivement écarté. Il donne au sujet une primauté qu’il n’avait pas encore revêtue dans le matérialisme dialectique élaboré par K. Marx. La dialectique rénovée par Lukács peut donc se prévaloir d’une absolue originalité : elle accorde la suprématie à la subjectivité et la possibilité pour l’homme d’une émancipation par l’apprentissage de la liberté dans la vie. L’histoire résulte bien pour lui de l’interaction du sujet et de l’objet, c’est-à-dire, en conformité avec la doctrine marxiste, de la conscience que les hommes prennent des lois qui les gouvernent. Cependant que Lukács s’intéresse plus particulièrement à la conscience, celle-ci n’atteint son acuité et son efficacité rigoureuse que dans la conscience de classe du prolétariat. Réduit à l’état de marchandise par le capitalisme et, ne pouvant parvenir à une libération émancipatrice que par le refus complet et inconditionné de sa condition de marchandise tel un « être social mort-né », le prolétariat incarne le principe de la négativité, élément instigateur de la dialectique. En combattant contre sa sujétion, le prolétariat lutte en même temps pour un repli des menaces de sujétion générale. En se libérant lui-même de toute tutelle, le prolétariat sauve par répercussion immédiate l’humanité tout entière de la réification « des intériorités mortes ». C’est donc par une conscience de classe pleinement éveillée et maintenue sans arrêt que le prolétaire réinvente une liberté qui s’inscrit dans l’histoire par un processus infini.

            Toute la problématique contenue dans Histoire et conscience de classe va à contre-courant d’un marxisme fataliste qui, d’ailleurs, peut se réclamer partiellement de certains textes de Marx. Ainsi, dans la Préface à la Critique de l’Économie politique de 1859, Marx fait dépendre la conscience de l’existence : « Ce n’est pas la conscience des hommes qui détermine leur existence, mais au contraire, c’est leur existence sociale qui détermine leur conscience ». Par la suite, des doctrinaires marxistes ne cesseront de glisser vers un déterminisme économique en vertu duquel la totalité de l’existence humaine est fonction de systèmes historiquement définis où la production économique joue le rôle d’instance dominante et fondatrice. C’est un Homo Œconomicus qui domine alors, oublieux qu’il est de la liberté de décision laissée aux hommes.

            Lukács, en revanche, ose poser suprêmement le sujet en face de l’objet, la conscience en face de l’Être. C’est d’ailleurs précisément ce balancement entre deux pôles antagonistes qui explicite le sens dialectique de la Praxis, c’est-à-dire la possibilité du sujet de prendre conscience de la conjoncture historique qui lui est faite et de déterminer son action parallèlement aux données produites. La subjectivité, loin d’être subordonnée à l’histoire dont elle ne serait qu’un produit, y est englobée au même titre que l’événement historique.

            En insistant sur la subjectivité, Lukács paraît, dans le début des années vingt, cheminer vers l’idéalisme absolu de Hegel, et ce en dépassant un marxisme « officiel » figé, c’est-à-dire par le constat d’une conscience active qui œuvre en vue de son propre perfectionnement dans la Phénoménologie de l’Esprit. Au demeurant, une différence fondamentale existe. La raison hégélienne qui préside à cette démarche domine l’histoire, elle n’en fait pas partie. Il existe, a contrario pour Lukács, un rapport dialectique entre le sujet et l’objet. Le sujet détermine sa décision en vertu de l’objet. À la limite, le sujet s’aliène dans l’objet, de sorte que par un renversement dialectique l’objet est repris par le sujet. La dialectique totale chez Lukács place ainsi la liberté au sein même de la nécessité contre le monde des conventions, cette « intériorité morte ».

            Entre 1929 et 1931, Lukács séjourne à l’Institut Marx-Engels de Moscou; il s’installe en Union Soviétique à partir de 1933 pour échapper aux poursuite des nazis et exerce pleinement une activité de chercheur au sein de l’Institut philosophique de l’Académie des Sciences de Moscou.

            En 1945, après la défaite du nazisme, Lukács revient à Budapest. Il est nommé professeur titulaire de la chaire de Philosophie de la culture et d’esthétique à l’Université et devient parlementaire. Il publie alors de nombreux ouvrages de critique littéraire qui avaient été rédigés, pour la plupart, avant la fin de la seconde guerre mondiale. Leur valeur et la portée exceptionnelle de ces écrits lui vaudront d’être qualifié de « Marx de l’Esthétique ». Mais en 1951, étant en désaccord avec la politique stalinienne, il renonce à toute activité politique et ne se consacre plus qu’à son œuvre.

            Toujours en éveil, en 1956, il participe à la Révolution dans le premier gouvernement d’Imre Nagy, ayant eu un rôle majeur dans les activités du Cercle Petöfi qui militait pour les droits civils et voulait concilier socialisme et démocratie. Après l’avortement de cette tentative révolutionnaire par l’invasion des chars soviétiques, il se réfugie à l’ambassade de Yougoslavie (le 4 novembre 1956). Déporté, inquiété pendant quelques mois en Roumanie, il est enfin autorisé à rentrer à Budapest.

            C’est là que ce vieux combattant, qui parvient à unir au cours d’une vie mouvementée la théorie et la pratique révolutionnaires, reconnu mondialement comme étant un grand penseur universel, continua à maintenir par ses travaux le dynamisme et la fécondité de la pensée marxiste jusqu’à son décès survenu le 4 juin 1971. Après quatre-vingt-six années de vie humaniste tournée vers le labeur de l’étude, et après une expérience singulière parmi les grands philosophes de la mort, celle d’Irma Seidler et la sienne pour renaître, la radicalité de sa décision emporta sa pulsion de vie en philosophe.

            Parmi ses autres oeuvres principales, nous lui devons, outre les textes cités, Die Dramatische Form (inédit en français, 1909), Le Roman historique (1937), Le Jeune Hegel (1938), Existentialisme ou marxisme (1948), La Destruction de la raison (1953-1954), ainsi que Die Eigenart der Äesthetischen et Zur Ontologie des gesellschaftlichen Seins, deux œuvres stimulantes, connues sur les continents américain et asiatique mais, hélas !, toujours pas traduites en français sinon quelques traductions partielles sous la forme d’extraits.


Olivier Pascault



  • G. Lukács, Journal 1910-1911, Ed. Payot-Rivages poche, coll. « Petite bibliothèque », Paris, 2006 ; préface de Nicolas Tertulian, traduction du hongrois et de l’allemand d’Akos Ditroy.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire