mardi 23 novembre 2010

Les contemporains - 3 / Roland Jaccard, par Olivier Pascault

Les rencontres de Jaccard délient le plaisir de créer

par Olivier Pascault



Roland Jaccard chez lui

            Roland Jaccard est passé maître dans l’art de concevoir le journal intime, nous convoquant au rendez-vous de la vie littéraire et intellectuelle du pays, avec une force centrifuge quelque part entre Seine et Observatoire de Paris. Il féconde en nous l’idée de nous soucier non de plaire mais de créer et provoque l’examen précis des questions que nous nous posons sur le creux de l’existence, sa propre dérision, le cynisme, la mort, le suicide dont il avoue dès que possible qu’il est sa tentation incessante. Mais, acquiesçons-le, son obsession du suicide corrélé à son amour invétéré des jeunes femmes de passage dans le bord intime de son départage amoureux, demeure l’une des preuves que son aura d’écrivain et d’éditeur restera dans cet abîme qui le hisse une fois digérée sa connaissance par les gouffres ou ses deuils passablement désinvoltes.

            Déjà reconnu comme activiste parmi les diaristes patentés, avec L’Ame est un vaste pays (Ed. Grasset, 1983), L’Ombre d’une frange (Ed. Grasset, 1987) et Journal d’un homme perdu (Ed. Zulma, 1995), Roland Jaccard voudrait nous faire croire que Journal d’un oisif est une simple tenue, à laquelle il s’excuse par avance, des journées du 23 mars 2000 au 26 novembre 2001. Pourtant, lancinante, que dis-je, aimante et admirative reste son évocation à plusieurs reprises de l’actrice américaine Louise Brooks : à ses yeux elle figera le symbole du choix décisif, de l’absence de tout compromis, y compris avec soi-même dans son art, sa radicalité et son essentialité qui aurait permis de faire d’elle « une philosophe beaucoup plus radicale et profonde que Lou Andréas Salomé », selon Marcel Conche (13 février 2001, p. 140-141), Conche ajoutant dans une lettre adressée à Jaccard : « Mais elle n’a pas eu de chance dans ses rencontres, contrairement à Lou » (idem, p. 141).

            La rencontre est ainsi un élément essentiel de ce livre : avec les parties d’échecs le samedi au Lutétia, avec un Nabe sous un jour encore plus inquiétant, Polac, Dachy, Zagdansky, Audi ou Rosset au Café de Flore autour de la tasse des discussions primordiales sur les livres, les articles sur quelques uns parus dans Le Monde, les jeunes filles, Pessoa, la circoncision au débotté, une partie de ping-pong, la lecture de Libération pour la seule présence de Skorecki. Bref, la vie et les attaches matérielles qui s’y rapportent permettant à la cervelle de remuer au plus profond d’une pensée en mouvement, en constat que Jaccard n’avoue plus mais détaille sur son lien avec Cioran : « Cioran et moi avons partagé la même idée fixe : se venger. De Dieu, de la vie, de tout et n’importe quoi. Mais avec style. Et en suivant nos humeurs. » (2 avril 2000, p. 22). Car rien de systématique ne touche les travaux de R. Jaccard, simplement une marche en jeune homme sur les rives du beau linge, qu’il ait publié des travaux sur Louise Brooks (L. Brooks, portrait d’une anti-star, Ed. Phébus, 1977, réédité en 97), le cynisme, La Folie (Ed. PUF, coll. « Que sais-je », n°1761, 1979, 6ème éd. en 1997), Wittgenstein, Schopenhauer ou le nihilisme.

            Nous suivrons donc Roland Jaccard faussement oisif et nous apprendrons à découvrir un immense laborieux qui tait cela pour trouver refuge dans la déambulation généreuse. Pour autant, parfois, des assertions en apparence fort éloignées l’une de l’autre font rimer les détours que prennent la tristesse : « (…) car la condition même de l’amour réside dans une totale méconnaissance du partenaire » (27 mai 2001, p.161), citation étrange qui aboutit, plus loin, à vouloir, en toute éventualité, expliquer le deuil profond de l’amour ultime : « Le lendemain de la mort de ma mère, j’ai participé à un tournoi de tennis de table (…). J’avais perdu ma mère, mais je gagnerai ce tournoi. Après, je m’effondrerai » (après le 12 septembre 2001, sans date, p. 167).

            Le « cynique » Roland Jaccard nous promène donc dans Paris et ses intérêts de lecteur, ses réflexions littéraires et philosophiques, ses observations des amis, écrivains, maîtresses, journalistes. En cela les lecteurs de cet abrégé de plénitude éprouvent déjà la satisfaction d’avoir été titillés du côté de la curiosité… nonobstant, nous apprenons de lui une belle leçon, lui qui est revenu de son attrait pour la mort : « la vie est précieuse », parole de l’inconnu des environs de la piscine de Pully (sans date, p. 169). Là réside sans doute tout l’esprit de la collection qu’il dirige alors avec l’ami Paul Audi, collection de vies qui se trouve ainsi balayée dans la force de l’aventure, avec ironie et un goût pour l’énergique, le passionné, le dévoilement de l’homme aimant l’Homme, ce que finalement Roland Jaccard parvient bien à nous faire savourer de lui, de ses livres à lui et ceux qu’il publie.


Olivier Pascault

[article paru dans le journal Place aux Sens, n°6, 2002]


·        Roland Jaccard, Journal d’un oisif, Ed. PUF, coll. « Perspectives critiques », Paris, 2002, 190 pages, 17 euros.




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