lundi 8 novembre 2010

Portrait sensible - 1 / Henri Laborit, par Olivier Pascault

 
 


H. Laborit (1914-1995)

Portrait sensible d’un chercheur libre : Henri Laborit (1914-1995)  - Eloge de la paillasse pour l'homme imaginant

par Olivier Pascault




A Jacques Augier (*), mort en octobre 2007.





Henri Laborit est né le 21 novembre 1914 à Hanoi, en Indochine, et est mort le 18 mai 1995. Je l’ai rencontré dès sa naissance. Enfin, non, très tôt. J’avais une quinzaine d’années et je lisais tour à tour Bernanos, Marx, Malraux, Nietzsche, Sartre, Balzac, Hegel, Camus, Stirner, Maupassant, Platon et Laborit. Ce n’est ni au collège ni au lycée que je pus me mettre à lire puis étudier ce dernier auteur. Pourtant, il fut mon plus important éveilleur de lecteur. Ayant rompu avec une certaine  voie du catholicisme dans ma quatorzième année, du fait de Nietzsche, un ami de mon père, médecin-chercheur à l’Institut Pasteur, spécialiste reconnu des maladies pulmonaires, Jacques Augier, m’a suggéré de lire Henri Laborit. Il m'a longuement prêté un volume : La Nouvelle grille. Je n'ai ensuite plus lu Laborit. Je l'ai étudié. Pas à pas. Quitte à me perdre, parfois, dans de difficiles passages consacrés à la biologie moléculaire dont je ne suis encore qu'un piètre connaisseur. Qu'importe ! l'effort est le plus nécessaire à l'homme qui persévére. Donc à l'homme qui étudie.

Laborit est devenu pour moi un lien permanent dans mes travaux. S’il fallait résumer l’homme en trois mots, je choisiras liberté, dialectique sujet-objet (ou interaction dialectique constante entre sciences dures et sciences sociales) et imaginaire (libéré, cela va sans dire). Je lui dois beaucoup, je ne suis pas le seul. Son oeuvre continue une discrète mais tenace postérité au-delà des cercles de spécialistes. Ce chercheur a su s'adresser à toutes et tous et s'ouvrir à d'autres disciplines pour aborder les problèmes politiques posées par ses théories. Son L'éloge de la fuite ou bien le film « Mon oncle d'Amérique » ont marqué les esprits comme beaucoup en témoignent. Ce n'est pourtant qu'un aspect de son oeuvre. Souvent, dit-on, la lecture de ses livres permet de traverser les périodes douloureuses de son existence.

Henri Laborit les connaît ses périodes ardues. Jamais il n’a obtenu la reconnaissance de ses pairs qu'il méritait. Par exemple, mais cela ne l’inquiétait pas le moins du monde, il aurait du partager avec Jean Delay et Deniker le prix Nobel pour la découverte du premier neuroleptique. Laborit possédait son propre laboratoire, c’est dire son souci d’indépendance radicale. Il sait ce qu’il écrit puisqu’il a connu intimement le stress qu'il étudiait depuis ses travaux sur la plongée sous-marine et le caractère toxique de l'oxygène (radicaux-libres), son rôle dans le vieillissement et les maladies dégénératives. Dès cette époque, il pensait les régulations biologiques en tant que systèmes opposants.

Jeune chirurgien des armées, sur un navire de la Marine nationale, il avait lancé ses recherches sur l'agression, le choc, le stress. En résumé, il étudiait les réactions de l'organisme vivant aux actions du milieu. Ses études sur l'hibernation artificielle le conduisent à expérimenter la chloropromazine, premier des neuroleptiques à bouleverser la psychiatrie. Récompensé par le Prix Lasker, il n'obtiendra jamais le Nobel, car ses réflexions sur la « cybernétique » et l'information l'entraînèrent à des conclusions décapantes pour la si sage « science officielle » : « les organismes vivants, affirmait-il, sont caractérisés, avant toute chose, par des "niveaux d'organisation" reliés entre eux par des "servomécanismes régulateurs » (J. Robin).

Il inaugure ainsi une nouvelle « thérapeutique par régulation ». L'adoption de la conception des trois cerveaux de Mac Lean (recoupant d'ailleurs la trinité aristotélicienne corps, âme, esprit) le rend attentif aux interactions des différents niveaux pulsionnel, affectif et rationnel ainsi qu'à l’herméneutique biologique des états émotionnels ouvrant sur la création de psychotropes. Certains des médicaments produits par son laboratoire connurent un vif succès mais pratiquement tous sont retirés du marché de nos jours.
Pourquoi ?
Simple : la règle concurrentielle du capitalisme : être indépendant face à l'industrie pharmaceutique reste une gageure ! Laborit l’a pourtant tenté.

Une molécule, le Gamma-OH n'a pas entièrement disparu mais son utilisation en tant qu’« équilibrant », ou anti-stress, a été jugée trop risquée, exigeant une variation précautionneuse des dosages selon chaque patient, et donc une « compétence » des usagers. De plus, c'est surtout l'antipathie avec l'alcool et son emploi dévié (sous le nom de GHB) qui nous dépouillent de ses bienfaisances, n'étant plus utilisé que pour l'anesthésie ou l'accouchement. Malgré tout cela, le GHB continue de circuler, ce qui n'est pas si fréquent. Par ailleurs, à tort, la génétique occulte pour l'instant cette régulation de l'humeur alors même que les anti-dépresseurs se généralisent, comme s’il fallait assommer les citoyens par la chimie. Laborit luttait contre cette vue politique des industries pharmaceutiques soutenues par les Etats.

Si la découverte des neuroleptiques bâtit le plus grand chambardement de la psychiatrie, on porte en général crédit à Laborit son apport à la théorie de l'inhibition et du stress, ce qu'il appelait l'Agressologie (il a créé et dirigé la revue éponyme, de 1958 à 1983). Il est le premier à mettre l'accent sur le système inhibiteur, élément fondamental pour la compréhension du cerveau, du stress et de la dépression (ironie des sciences, élément important pour la programmation robotique –le Silimog). Aux systèmes de punition et récompense, d'aversion et d'attirance connus depuis Aristote (Ve siècle avant notre ère) comme fondement de l'apprentissage, il joint en effet le système d'inhibition de l'action, les mécanismes biologiques de l'inhibition « quand vous ne pouvez ni vous faire plaisir, ni fuir, ni lutter » se combinant avec les mécanismes de domination. Les conséquences pathologiques de cette inhibition de l'action permettront la compréhension du stress comme facteur destructeur lorsqu'on ne peut agir, lorsque toute fuite est devenue impossible et qu'il ne reste plus qu'à subir passivement. On peut y voir un fondement biologique de notre besoin d'autonomie, voire d'une démocratie participative. Henri Laborit ne se privait pas de critiquer les hiérarchies au nom du stress qu'elles faisaient subir aux dominés, n'hésitant pas à tirer les conséquences politiques de la découverte de l'origine sociale des perturbations biochimiques, ce qui n'était pas du goût de l'époque.

Je crois qu’il est nécessaire ici d’évoquer très précisément ce qu’est l’inhibition d'action, par l’exercice de la paillasse, quitte à devoir abréger les autres thématiques si précieuses générées par Laborit. En effet, l’apport de ses recherches sur l'inhibition de l'action et ses relations avec le cerveau et les systèmes neuro-endocrinien et immunitaire est une piste de recherche sur le cancer.

Laborit, encore chirurgien, et donc avant de devenir neurobiologiste, est révolté de constater qu’une action opératoire et une homéostasie rigoureusement appliquée, combinées à la transfusion, ait pu restauré les lésions du patient mais aboutissent, dans certains cas, à la mort du patient. Aussi, développe-t-il, grâce à des recherches nourries de cette révolte, l'anesthésie par les synergies médicamenteuses pour réduire le choc opératoire. Progressivement, il passe de la thérapeutique des états de choc opératoire à la clinique psychiatrique et découvre les neuroleptiques et des molécules, dont celle déjà évoquée. Ainsi, il découvre, début des années ’70 que les désordres somatiques liés à l'agression psychosociale sont provoqués par un état d'inhibition de l'action. Ensuite, il perçoit que c'est l'inhibition d'action persistante qui provoque les désordres en relation avec la mémoire. Pour étayer ses observations, il réalise plusieurs expériences probantes afin de démontrer ses recherches. Alors, je choisis de mentionner et résumer une expérience de paillasse exemplaire, car elle conduit à des observations puis des répercussions sans pareille pour expliquer un comportement face à une situation générale.

Expérimentation de la cage d'inhibition

1. Un rat est placé dans une cage. Son plancher est grillagé. La cage est séparée en deux compartiments par une cloison, dans laquelle se trouve une porte. Un signal sonore et un flash lumineux sont enclenchés. Après quatre secondes un courant électrique est expédié dans le plancher grillagé. La porte est ouverte. Le rat apprend très vite la relation temporelle entre les signaux sonores et lumineux et la décharge électrique qu'il reçoit dans les pattes. Il ne tarde pas à éviter cette « punition » en passant dans le compartiment adjacent. A peine est-il arrivé que le plancher bascule légèrement et active les signaux et quatre secondes plus tard survient le choc électrique. Cette fois, il doit parcourir le chemin inverse et le jeu de bascule recommence, ainsi que les signaux et le choc électrique. Il est soumis à ce va et vient pendant dix minutes par jour pendant huit jours consécutifs. A l'auscultation, son état biologique est excellent.

2. Cette fois deux rats sont placés dans la cage mais la porte de communication est fermée. Ils vont subir le choc électrique sans pouvoir s'enfuir. Rapidement ils se battent, se mordent et se griffent. Après une expérimentation d'une durée analogue à la phase 1, ils sont auscultés et leur état biologique, à part les morsures et les griffures, est excellent.

3. Dans cette nouvelle expérience, un rat est placé seul dans la cage avec la porte de communication fermée.
Le protocole est identique aux précédentes expérimentations.

Au huitième jour, les examens biologiques révèlent :
- une chute de poids importante;
- une hypertension artérielle qui persiste plusieurs semaines;
- de multiples lésions ulcéreuses sur l'estomac.

Le constat clinique : l'animal qui peut réagir par la fuite (expérience n°1), ou par la lutte (expérience n°2) ne développe pas de troubles organiques. L'animal qui ne peut ni fuir ni lutter (expérience n°3) se trouve en inhibition de son action et présente des perturbations pathologiques.

Il en est de même pour l'être humain. Dès qu'il se trouve enfermé, immobilisé dans une situation sans issue et qu'il ne peut réagir par la fuite ni l'attaque, il se trouve dans une situation qui provoque des symptômes plus ou moins importants selon son état de santé physique et psychique antérieur et la durée de la situation.

4. L'expérience numéro trois est à nouveau proposée à un rat avec le même protocole. Chaque jour l'animal isolé est soumis, immédiatement après les dix minutes d'inhibition dans la cage fermée, à un électrochoc convulsivant avec coma. Au bout des huit jours, et malgré l'intensité agressive de l'électrochoc, l'état de santé du rat est excellent. Dans cette expérience il est démontré que l'électrochoc interdit le passage de la mémoire immédiate, à court terme, à la mémoire à long terme. L'oubli forcé est ici, pour le rat, un moyen efficace de sauvegarde face à une situation inhibitrice qui se répète.

Par la suite, Laborit a découvert que la mémoire d'une action gratifiante n'utilise pas les mêmes voies centrales, ni les mêmes médiateurs que celles d'une punition. Cela lui a permis de mettre en évidence des médiateurs biochimiques capables de rétablir la mémoire de l'inhibition ou d'en favoriser l'oubli.

Les découvertes scientifiques de Laborit, assez complexes, permettent de saisir que, pratiquement l'essentiel des accidents physiopathologiques est sous la dépendance des rapports entre l'individu et son environnement, particulièrement social. S'il existe des facteurs multiples, microbiens viraux, génétiques, à l'origine des infections et des processus tumoraux, un système immunitaire efficace est généralement capable d'empêcher leur développement.

Chacun se souvient des scènes du fil réalisé par Alain Resnais, Mon oncle d'Amérique (Palme d'or à Cannes en 1980). L'existence des hommes est comparée à celle de ces rats en cage. Connu du grand public par ce film, Henri Laborit sut pourtant avancer une conception dynamique des relations entre l'homme et la société en décrivant ses effets sur le corps humain, notamment par le décloisonnement académique, définissant une « biologie politique » de l’imaginaire libéré. Philosophe du comportement, il n'oublia jamais de relier les découvertes des hormones en neurobiologie avec une réflexion plus intemporelle sur la place de l'homme dans la société. A l'âge de 80 ans, en 1994, son 33e et dernier livre est une synthèse magistrale : la Légende des comportements. Etymologiquement, c’est ce qui doit être lu des comportements, plutôt que leurs réductions. Sa description des usines cellulaires n’offre guère de champ pour la question de la liberté. Aussi, le comportement social est toujours la conséquence déterminée des mécanismes biochimiques et enzymatiques. Alors que l'imagination semble pour Laborit la seule voie de création non nécessaire, la liberté se trouve limitée dans une telle description, car la divulgation des causalités biochimiques peut donner à penser en une minoration de la liberté humaine. Surtout si le corps humain est observé seulement du point de vue de sa constitution cellulaire. Or, Laborit étudie ces mécanismes selon le niveau d'information disponible, ce qui définit la rétroaction du sujet. Le codage des voies nerveuses, au cours des apprentissages, se confronte à un environnement technologique à incorporer. D’où le fait que la pathologie serait le résultat de la mise en jeu d'un système dit de défense face aux événements de notre existence; mais, et c’est une clef de critique radicale du behaviorisme (réduit la pathologie à une réaction sans objet), la réaction « adaptative » éclaircit une recherche pour défendre le territoire de son corps et ses proches. L'individu prend sur lui-même, et se rend malade par un manque de réaction adaptative; soit il trouvera un mode d'action susceptible de transformer l'obstacle à sa liberté en projet et engagement. En faisant de l'action et de sa réalisation gratifiante idoine la norme sociale, l'inhibition ne se définissait que relativement à une absence ou une impossibilité de réalisation. L'impossibilité d'agir avec efficacité engendrerait nécessairement l'angoisse. Pour fuir cette inhibition et ses formes pathogènes que sont l'anxiété et l'angoisse, plusieurs solutions sont proposées par le corps social : les drogues les psychotropes, tranquillisants, antidépresseurs ou hypnotiques variés, ou, dans la dimension imaginaire la créativité artistique. Laborit a fait l'éloge de l'homme imaginant, un homme libéré, car « l'homme a surtout la chance de pouvoir fuir dans l'imaginaire créateur d'un nouveau monde dans lequel il peut enfin vivre ». Pourtant, conscient du rôle onirique de l'imaginaire, il constate un écart entre la création et le degré d'acceptabilité de l'environnement social, ce qui accorde à la folie un statut privilégié de refuge et d'incompréhension. 

Lorsque l'imaginaire ne suffit pas pour combler cette angoisse, l'agressivité lui apparaît comme un comportement de prédation : là où l'animal est lié à la régulation de ses instincts lors de sa chasse des proies, l'homme, par le développement d'une économie capitaliste, aurait déplacé cette agressivité naturelle pour la constituer en une compétition sociale. Laborit dénonce la manière dont la civilisation industrielle aura établi et renforcé la compétition dans l'individualisme : dominé par la production et la possession des marchandises, réifié, l'individu cherche sa place dans la hiérarchie sociale, aveuglé par la domination des autres. Au contraire, Henri Laborit trouve, dans l'institutionnalisation de la notion de propriété, la recherche des moyens de maintenir la dominance. Cela semble pessimiste. Non, les faits s’expriment d’eux-mêmes : « les problèmes de production, de croissance, de pollution sont des problèmes d'agressivité compétitive camouflés sous un discours pseudo-humanitaire déculpabilisant permettant de maintenir la structure de dominance à l'intérieur des groupes et des ethnies ». Laborit propose donc de transformer les rapports sociaux en transformant profondément les rapports entre les individus. L’issue, pour lui, revient par la connaissance plutôt que par l'action politique, et la compréhension des mécanismes biologiques devrait libérer les individus de comportements « automatisés » par les modes de production. La biologie politique de Laborit est novatrice. Elle propose une lecture du contrat social en renouvelant l'humanisme traditionnel par une science de l'homme.


Bibliographie succincte de Laborit :

  • Biologie et structure, 1968, Paris, coll. Folio Essais, Gallimard, 1987.
  • L'Homme et la ville, 1971, Paris, coll. Champs, Flammarion, 1977.
  • La Nouvelle Grille, 1974, Paris, coll. Folio Essais, Gallimard, 1985.
  • Eloge de la fuite, 1976, Paris, coll. Folio Essais, Gallimard, 1985.
  • La Légende des comportements, Flammarion, Paris, 1994.



Olivier Pascault
Vincennes, le 16.XII.2005
(chronique radiophonique, émission "Place aux Fous", RL-89.4 Fm)





(*) Jacques,
A nos longues conversations gâtinaises & à nos parties d'échecs au coin de ton feu...




Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire