mardi 17 janvier 2012

Document 5 & varia / ROBERT REDEKER SUR CARL SCHMITT ("le Monde", juin 2005)

Le Monde, Point de vue, 23 juin 2005

Carl Schmitt et la revendication contemporaine de radicalité,
Robert Redeker


Bien entendu, le procès de Carl Schmitt est jugé d'avance. Cela dit, on peut se poser quelques questions. Qu'est-ce qui, chez lui, peut être intéressant, en étant arraché à son contexte. Des inventions conceptuelles décisives ­ Schmitt est un philosophe au sens que Gilles Deleuze aura donné à ce mot, un créateur de concepts ­, un livre d'une rare profondeur et d'une singulière beauté, Le Nomos de la Terre, un autre extrêmement important pour la philosophie politique, Théologie politique.

Ce bref rappel indique que ce penseur n'est pas assimilable à un simple idéologue nazi, comme il en foisonna dans les années 1930-1940, mais que, malgré la répulsion que suscitent sa biographie et une partie de ses écrits, il est un authentique philosophe.

Quelles leçons, dans ce contexte, tirer de l'affaire Carl Schmitt ? Celui-ci incarne la tragédie de l'intelligence politique, de la pensée politique au XXe siècle. Il l'incarne, au côté d'Heidegger, en tête-bêche avec les grandes figures intellectuelles qui ­ tels Gramsci ou Lukacs ­ choisirent l'adhésion aveugle au communisme dans ses diverses versions (stalinisme, maoïsme). Cette tragédie s'explique par l'exigence de radicalité absolue en politique, si fréquente chez les intellectuels.

Les intellectuels sont animés par l'exigence que la politique soit la pureté du concept. Cette mise en perspective signale que leur engagement dans le XXe siècle témoigne d'une sécularisation ratée. L'ardeur de l'intelligence dans la foi, la soif inextinguible d'absolu qui devaient vivre dans l'esprit des clercs s'est transposée telle quelle, lors de la conversion des clercs au politique sécularisé, dans l'intellectuel laïc.

Le problème n'est pas tant celui de la compromission de l'intelligence avec le totalitarisme, qui laisse supposer une extériorité et une rencontre accidentelle. La vraie question est plutôt : qu'attend l'intelligence de la politique ? De quelle façon conçoit-elle la politique ? Si le totalitarisme a pu aussi facilement attirer à lui les intellectuels, c'est qu'à la base la conception intellectuelle de la politique le permettait, ou l'appelait. A beaucoup d'intellectuels, les totalitarismes ont semblé découler directement de l'essence de la politique. Sécularisation ratée, sécularisation du rôle des intellectuels et de l'objet de leur réflexion. Le rôle : les clercs deviennent, entre le XIXe et le XXIe siècle, des laïcs ­ tout en conservant le magistère de la parole. L'objet : abandonnant Dieu (déthéologisation effective des discours), ils s'attachent à d'autres absolus qui sont pourtant censés posséder les mêmes attributs que Dieu, nommés le Prolétariat, l'Etat, les Opprimés, la Race, la Nation, le Peuple (Volk), etc.

Ces absolus ont la particularité d'être infiniment plus dangereux que Dieu, parce qu'ils ne sont pas séparés du monde social et politique. Ce sont des dieux immanents ­ rien de plus terrible que la fusion entre l'absolu et l'immanence.
Ratée, la sécularisation : en effet, il n'y a pas eu, chez ces intellectuels, de sortie du régime du magistère théologique, mais une simple reconversion à d'autres absolus que l'absolu traditionnel.

Repérons, dans cette sécularisation ratée, la pièce centrale expliquant cette tragédie de l'intelligence par laquelle des penseurs aussi puissants que Schmitt, Gramsci, Lukacs, Heidegger, se sont laissé gagner par les idées totalitaires.

Cette idée de la radicalité et de la pureté de la politique ­ la radicalité est devenue l'impératif catégorique de l'authenticité politique ­, de son absoluité, est à questionner. Se développa, à partir des années 1850, l'appropriation par les intellectuels de la politique comme foi de substitution à la foi religieuse, avec la même intransigeance et la même ardeur que dans la mystique. Pour beaucoup, la politique n'était jamais assez radicale, jamais assez pure.

Ce tropisme de la surenchère au nom de la pureté est encore largement partagé par de nombreux intellectuels. Certes, Carl Schmitt est intéressant en tant que tel, pour la force de sa pensée, mais aussi en fonction de la question suivante : de quelle posture intellectuelle dans le rapport à la politique est-il le symptôme ? Son engagement dans le nazisme est exemplaire d'une posture beaucoup plus large, que l'on retrouve chez beaucoup d'autres. Son cas est à la fois différent et semblable de celui de Martin Heidegger. Semblable : aux débuts du nazisme, Schmitt, comme Heidegger, réclame plus de radicalité dans la révolution nationale-socialiste. Différent : il n'y a pas chez Heidegger de pensée politique solidement constituée, tandis qu'il y a, chez Schmitt, un essai de fondation philosophique du nazisme.

La moderne radicalité est encore hantée par ce geste qui anima Carl Schmitt et Martin Heidegger. Cette radicalité, toujours de saison dans certains milieux altermondialistes, est à la vérité un fondamentalisme : celui de la politique pure. Elle est un rapport fondamentaliste à la politique. Autrement dit, cette tragédie de la pensée, dont l'oeuvre et la vie de Schmitt fournissent l'exemple, continue sous d'autres formes et bien que nazisme et stalinisme aient été écartés de l'histoire : la recherche d'une politique pure et radicale.

Ainsi, Lula déçoit les altermondialistes parce que trop peu radical. Si la critique du totalitarisme a discrédité le contenu de ces totalitarismes (stalinisme, nazisme, maoïsme), elle n'a pas discrédité sa conformation essentielle (la double exigence dont nous parlons). Non seulement ces deux exigences, politique pure et radicalité, ont réussi à survivre, mais surtout elles sont parvenues à se faire passer pour anti-totalitaires. Si ces deux éléments sont beaucoup moins solubles dans la critique du totalitarisme que leur contenu de thèses, c'est qu'ils s'enracinent profondément dans la pensée philosophique du politique.

Les philosophes succombent à l'illusion totalitaire pour autant que le totalitarisme demeure parent d'une tendance platonicienne : la croyance dans le pouvoir causal de l'idée. Ce pouvoir, que les philosophes ont appris dans Platon, passe, à leurs yeux, pour la réponse à l'annulation gestionnaire de la politique. Le radicalisme des intellectuels se structure à partir d'une double illusion, dont le narcotique a été puisé chez Platon, qu'on retrouve aux deux extrêmes du champ politique contemporain : la foi dans le pouvoir causal de l'idée pure, d'une part, et, d'autre part, la foi dans la volonté, le volontarisme politique affirmé.

Purement métaphysique chez Descartes, la foi dans le pouvoir de la volonté ­ le culte politique de la volonté ­ est apparue avec les jacobins et a fini par habiter toute la politique moderne, libéraux exceptés. Bien sûr, la foi dans la volonté se referme l'exigence de radicalité politique, puisque la volonté pure réalise la politique pure.

Par leur double exigence, les néoradicaux ne sont pas sortis de la matrice philosophique du totalitarisme : affirmer la pure volonté et quêter l'autonomie absolue de la politique. De fait, c'est le contenu du totalitarisme qui a été vaincu, pas du tout sa matrice psycho- philosophique. Pour nos modernes radicaux, la politique pure doit permettre de neutraliser ce que Schmitt pensait pouvoir neutraliser avec le nazisme : l'Etat comme entreprise.

Pourquoi faut-il lire Carl Schmitt ? Précisément parce que, dans la mesure où il s'avère impossible de l'excuser au nom d'un égarement, il est le révélateur de la tragédie de l'intelligence. Et aussi parce qu'à travers ses livres, chacun peut saisir que les machines de guerre, matricielles du totalitarisme, qu'il confectionne pour détruire le libéralisme continuent de fonctionner dans le monde contemporain. Ce constat ne doit-il pas plutôt servir à alerter sur notre parenté inaperçue avec le coeur de la pensée de Carl Schmitt qu'à jeter son oeuvre aux poubelles de la pensée ? Si prisées aujourd'hui, la contemporaine radicalité et la revendication de politique pure témoignent que la tragédie de l'intelligence, dont Carl Schmitt figure le repoussant index, n'est pas close.

Robert REDEKER



Robert Redeker est philosophe, membre du comité de rédaction de la revue Les
Temps modernes.

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