jeudi 19 janvier 2012

Article 11 / Jim Morrison (1943-1971)

Jim Morrison
(Melbourne, Floride, 8 décembre 1943, - Paris, 3 juillet 1971)
Jim Morrison est le pseudonyme de James Douglas Morrison.

Olivier Pascault



La Division 6 du Père-Lachaise est, sans nul doute, le lieu le plus prisé de tous les cimetières parisiens. Des foules venues du monde entier viennent se recueillir un instant ou des heures durant là où fut inhumé le poète et chanteur de rock américain, membre principal du groupe The Doors de 1965 à 1971, Jim Morrison.


Provocateur génial, jouant de sa prestance et beauté naturelle, au comportement volontiers excessif, Morrison reste dans l’histoire de la musique rock, une idole incontestée. Héraut du mouvement de la protest song, il incarne aussi l’intellectuel engagé pour le pacifisme, contre la guerre du Viêt Nam, et l’autorité policière de son pays. Attiré par la culture chamanique et la symbolique des liens indestructibles entre le « monde des morts » et les « vivants initiés » à ce possible dialogue, on le classe par ailleurs parmi les poètes maudits que sa mort prématurée, à Paris, dans des circonstances mal élucidées, transforme en légende, comme Jimi Hendrix, Janis Joplin ou Kurt Cobain parvenus au Panthéon des poètes du rocks décédés dans leur vingt-septième année.

Le culte que lui vouent ses fans éclipse cependant, encore impressionnés par son style scénique personnel, une œuvre poétique d'une richesse exceptionnelle, que Morrison lui-même a toujours estimée être sa plus noble activité artistique.

Morrison a trois ans et demi lorsque sa voie est tracée par une expérience mystique précoce. Elle reste fondamentale dans sa vie, dans son devenir d’artiste. Lors d'un trajet en voiture de Santa Fe à Albuquerque, il vit un événement qu'il décrira plus tard comme l'un des plus importants de sa vie. Sur le disque posthume An American Prayer, il se livre : « Nous roulions à travers le désert, à l'aurore, et un camion plein d'ouvriers Indiens avait soit percuté une autre voiture soit seulement - enfin, je ne sais pas ce qui s'était passé - mais il y avait des Indiens qui gisaient sur toute l'autoroute, agonisant, perdant du sang. […] Ce fut la première fois que je goûtai la peur. […] Ma réaction aujourd'hui en y repensant, en les revoyant - c'est que les âmes ou les esprits de ces défunts Indiens... peut-être un ou deux d'entre eux… étaient en train de s'enfuir, terrorisés, et ils ont tout simplement sauté dans mon âme. Et ils sont toujours là ».

Réel ou pas, ce transfert d'âme questionne. Certes, Morrison n'a jamais hésité à mentir sur sa propre autobiographie pour se faire conteur, mais on peut néanmoins trouver dans cette anecdote la source de deux inspirations majeures dans le comportement de Jim et dans sa poésie : d'une part, une attirance très marquée pour la mystique des Amérindiens et le chamanisme ; d'autre part, le recours à l'autoroute et aux véhicules automobiles typiques de l'american way of life comme métaphore morbide du technicisme moderne.

En même temps, son rejet catégorique de la morale puritaine et des valeurs wasp caractéristiques de son milieu familial, qualifiés de « mauvaises morts », son appel systématique à la libération radicale, sans parler de ses comportements turbulents, incitent fortement à rattacher Morrison au mouvement libertaire et plus précisément à une tendance qui préfère la sensibilisation des masses par la production d'œuvres culturelles.

Toutefois, Morrison rejette catégoriquement l'égalitarisme qui occupe le cœur de la vulgate anarchiste. Pour lui, les différences physiques, intellectuelles et morales entre individus relèvent de l'évidence. Une forte dose de mauvaise foi serait nécessaire, pense-t-il, pour prétendre que ces différences n'emportent pas hiérarchisation. Ainsi, Morrison se décrit lui-même, de sang froid, comme « a natural leader » (« un meneur-né »), dans le poème autobiographique As I Look Back. Orateur remarquable, Morrison sait appartenir à l'élite intellectuelle et artistique et note, dans Wilderness, justement à partir de cette pérégrination des âmes des morts chez des vivants :
« Les gens ont besoin de Connecteurs
Écrivains, héros, stars,
Meneurs
Pour donner un sens à la vie ».

Or, Morrison a pu croire, en 1965 que le mouvement hippie lui offrait l'occasion rêvée de devenir un tel meneur susceptible de faire évoluer les valeurs américaines contre lesquelles il se révoltait. C'est seulement dans un second temps, en particulier après un concert à New Haven en décembre 1967, qu’il s'est aperçu qu'il faisait fausse route et qu'il s'était illusionné sur l'intensité de la rébellion exprimée par le Flower Power trop jouissive à son goût, « pour ne pas avoir conscience de la mort » en tant qu’intensité à procurer au « sens de [sa] vie ». La lucidité désabusée qu'exprime le disque The Soft Parade (1968), ne manque pas de surprendre, et l'on comprend la prudence de Morrison par rapport non seulement aux autorités en place, mais aussi par rapport aux divers mouvements de son temps.

Il semble donc que, même si le langage s'y était prêté, Morrison n'aurait pas voulu dire en toutes lettres ce qu'il pensait. Comble du paradoxe et de l'incompréhension, ce symbolisme provoqua l'admiration un peu simple de ses fans hippies, lesquels y voyaient une sorte de sommet de la littérature surréaliste alors que Morrison, dans la Self-Interview qui ouvre le recueil Wilderness, s'en démarque expressément : « J'ai toujours voulu écrire mais je me figurais que je ne ferais rien de bon sauf si, d'une manière ou d'une autre la main s'emparait tout simplement du stylo et commençait à écrire sans que j'aie à y faire quoi que ce soit. Comme de l'écriture automatique. Mais ce n'est jamais arrivé ». Ecrire en conscience ou être écrit dépend une fois encore, pour lui, de son expérience fondamentale de la mort.

Sur la tombe de Jim Morrison au Père Lachaise, l’épitaphe « Done tongue-in-cheek […]. I don't think people realize that. It's not to be taken seriously » (« Tout cela est ironique […]. Je ne pense pas que les gens s'en rendent compte. Il ne faut pas nous prendre au sérieux »). La mort est la source. Minutieux dans l’écriture émotive de ses recueils de poèmes, ce pronunciamiento exige de nous de minorer l'importance de The Doors dans la vie de Morrison pour placer plutôt l'accent sur son œuvre de poète.
Sa poésie est difficile à aborder. Un lecteur peut croire, en ouvrant un recueil de Morrison, qu'il s'agit tout bonnement de vers libres insensés, de phrases désarticulées tels des pantins squelettiques auxquelles sujet et verbe sont absents, où s’additionnent des séries de noms communs et d'affirmations péremptoires à la ponctuation hasardeuse. Une explication consisterait alors à estimer qu'il s'agit là de productions rédigées sous l'influence des paradis officiels. Il n’en est rien. L'œuvre de Morrison est l'une des plus originales de son temps en langue anglaise. Le poète, homme supérieurement « sensible » retranscrirait-il seulement ses émotions sur le papier ? Non. Morrison explose le langage « normal », en particulier le langage « communicationnel » d’âme à âme. Ainsi le poème Dry Water (dans le recueil Far Arden) présente ces vers dont les assonances et les allitérations, par leurs dispositions les unes par rapport aux autres, portent des sonorités beaucoup plus expressives que les mots qui les composent :
« the graveyard, the tombstone
the gloomstone & runestone »
(« le cimetière, la pierre tombale
la pierre maussade & la pierre runique » ; "gloomstone" est un néologisme).

Par ailleurs, Morrison se livre continûment à des espiègleries littéraires, parfois de véritables acrobaties poétiques destinées à éprouver les particularités de la langue anglaise. Il joue par exemple volontiers sur la nature des mots, en coupant le vers à un endroit inattendu qui semble donner à un nom commun valeur de verbe, ou sur le fait qu'au simple present, le verbe à la troisième personne du singulier porte un "s" qui permet de faire passer un verbe pour un pluriel ou inversement. Ainsi, dans le recueil Wilderness, ce premier vers d'un poème sans titre : « A man rakes leaves into ». "Leaves" exprime soit le pluriel de "leaf" ("feuilles"), soit le verbe "to leave" conjugué avec le sujet "A man" au simple present. On peut donc traduire le vers soit par « Un homme ratisse des feuilles en (…) », soit par « Un homme ratisse part vers (…) ». Le vers suivant donne l'interprétation correcte : « a heap in his yard (…) » (« un tas dans son jardin »), en réalité jeu constant avec le cadavérique possible d’un homme, sa mort enfouie en sa vie. En outre, l’éclatement du langage ordinaire est double. Morrison légitime l'art abstrait à l’enseigne de la justification du peintre Jackson Pollock : l’appel des figures, à des natures mortes, à des portraits, ne permet pas d'exprimer certains phénomènes fondamentaux de notre époque. L'atmosphère dégagée par nos villes et notre monde technologique contemporain, marqué par la morbidité, ne peut être rendu dans un langage structuré au plan grammatical. Là encore, l’expérience fondamentale de la mort des Indiens comme renaissance et création, et non la morbidité qu’il combat, a été la clef de voûte de la vie et du travail poétique de Jim Morrison.

Olivier Pascault




Elément bibliographique :
Jim Morrison, Ecrits, Paris, Christian Bourgois Editeur, 1ère édition bilingue 1993, 1182 p.
[comporte les recueils et textes suivants :
Seigneurs et nouvelles créatures, 1969-1970.
Une prière américaine, 1969.
Arden lointain, 1970 & posthumes.
Wilderness, posthume, 1988.
La nuit américaine, id., 1990.]

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