lundi 30 janvier 2012

Citation 25 / F. Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, "Lire & écrire"

"Sur les montagnes le plus court chemin va d’un sommet à l’autre : mais pour suivre ce chemin il faut que tu aies de longues jambes. Les maximes doivent être des sommets, et ceux à qui l’on parle des hommes grands et robustes.

(...)
Celui qui plane sur les plus hautes montagnes se rit de toutes les tragédies de la scène et de la vie.


(...)
J’ai appris à marcher : depuis lors, je me laisse courir. J’ai appris à voler, depuis lors je ne veux pas être poussé pour changer de place.


 Maintenant je suis léger, maintenant je vole, maintenant je me vois au-dessous de moi, maintenant un dieu danse en moi."


Friedrich Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra,
Partie I, "Lire & écrire", 1883-1885, édition de 1894.

mercredi 25 janvier 2012

Article 12 / François Dufay : un éclaircissement pour la littérature de l'après-guerre

François Dufay, un précieux éclaireur de la littérature

Regrets. Regrets pour sa disparition précoce.


Olivier Pascault



Ils souffrent, l'après-guerre ne leur réussit guère. Juste avant, ils optèrent pour le mauvais côté politique, sous un zeste de subjectivité historiale. On les aura reconnu. Paul Morand est réfugié en Suisse. Jacques Chardonne, perturbé par ses six mois de prison à Cognac, bougonne dans sa maison de Seine-et-Oise. Tous deux s’impatientent dans une tourmente de bon aloi.

Les succès de ces fraudeurs plumitifs sont des souvenirs lointains. Figurer sur la liste noire du CNE (comité national de l’épuration) n'arrange pas leurs bonnes vies. Paul Morand, qui fut si à la mode, n'est plus publié que par de petits éditeurs helvétiques. Dure résignation pour l'ancien conseiller de Paul Laval qui fut nommé par la suite ambassadeur en Roumanie. Ces compères qui ne se fréquentaient guère, scellent désormais un pacte, une alliance de frères de sang pour parvenir à publier. Tous les jours, ils échangeront des relations épistolaires et tiendront parole. Jusqu'à la fin, ils échangeront leurs rancoeurs, leurs humeurs et impressions par la poste. Une célèbre correspondance paraîtra en 2000 toujours conservée à la bibliothèque de Lausanne. Chardonne remplit à la plume sergent-major des papiers à en-tête de palaces. Morand griffonne des bristols au stylo-bille. Leurs mots tiennent chaud. Ils sont différents, mais complémentaires. « J'aime dans Morand le contraire de ce que je suis », affirme Chardonne qui baptise son jumeau des lettres « l'unique écrivain du siècle ».

Au début des années 1950, un miracle se produit. De jeunes écrivains redécouvrent leurs aînés. Roger Nimier débarque à Frette au volant d'une voiture de sport. Jacques Laurent accueille les réprouvés dans sa revue La Parisienne. On y lira Hécate et ses chiens en trois livraisons successives. Blondin, Déon, Nourissier sont de la partie. De dîners au Crillon en rencontres avenue Charles-Floquet, on peaufine le pacte. Les deux générations s’entremêlent et se rendent des services mutuels. L'admiration n'est pas forcément à sens unique. Morand s'entiche de Nimier, le chérit comme s’il était un fils naturel de quelque encre non encore sèche parmi ses soubresauts fantasques de débouté prêt à escaler l’entame d’un nouveau visage éditorial. Ces figures n'ont guère été irréprochables sous l'Occupation ? Bernard Frank résume assez bien la situation : « Nous n'avons pas fusillé Chardonne à la Libération, nous n'allons pas le faire aujourd'hui. » Les Hussards ont déniché leurs parrains. Morand et Chardonne s'offrent une nouvelle jeunesse et se hissent sur le devant de la scène. Les cadets sont-ils de gauche ? Certes, non. Entre eux, il était courant de supprimer la particule de de Gaulle afin de le minorer. Pourtant, Morand et Chardonne n'ont jamais voté. Ils préfèrent signer la pétition en faveur de Jacques Laurent accusé d'offense au chef de l'Etat. On voit le temps passer, la vieillesse agir, Nimier se tuer sur l'autoroute, Morand se présenter à l'Académie. Chardonne meurt en mai 1968. Morand, faute de carburant, ne pourra pas se rendre aux obsèques.

Une phrase de Chardonne à son beau-fils André Bay nourrit le propos de François Dufay : « Et puis, tu sais, je n'ai rien compris. » Dufay nous éclaire. Pas tout le temps. Reste qu’il est bon de rappeler aux jeunes générations que Chardonne et Morand étaient antisémites, pro-allemands, que les Hussards penchaient du côté de l'OAS… Leurs plumes survivent. Elles méritent lectures et attraits. Ce sont des auteurs singuliers, farouches, calculateurs et agréables à lire -ou relire- car leur qualité intrinsèque implore une confluence incertaine avec ce qui se trame de nos jours. Rien n’est nouveau : les étranges rapports qui unissent les écrivains ne s'aliment pas seulement d'une recherche d'intérêts mutuels et concrets : cette fascination mâtinée de jalousie, cette soudaine générosité suivie de mesquineries. Nature humaine, quand tu nous saisis…


  • François DUFAY, Le soufre et le moisi - La droite littéraire après 1945. Chardonne, Morand et les Hussards, Paris, Ed. Perrin, 2006, 238 p..



jeudi 19 janvier 2012

Article 11 / Jim Morrison (1943-1971)

Jim Morrison
(Melbourne, Floride, 8 décembre 1943, - Paris, 3 juillet 1971)
Jim Morrison est le pseudonyme de James Douglas Morrison.

Olivier Pascault



La Division 6 du Père-Lachaise est, sans nul doute, le lieu le plus prisé de tous les cimetières parisiens. Des foules venues du monde entier viennent se recueillir un instant ou des heures durant là où fut inhumé le poète et chanteur de rock américain, membre principal du groupe The Doors de 1965 à 1971, Jim Morrison.


Provocateur génial, jouant de sa prestance et beauté naturelle, au comportement volontiers excessif, Morrison reste dans l’histoire de la musique rock, une idole incontestée. Héraut du mouvement de la protest song, il incarne aussi l’intellectuel engagé pour le pacifisme, contre la guerre du Viêt Nam, et l’autorité policière de son pays. Attiré par la culture chamanique et la symbolique des liens indestructibles entre le « monde des morts » et les « vivants initiés » à ce possible dialogue, on le classe par ailleurs parmi les poètes maudits que sa mort prématurée, à Paris, dans des circonstances mal élucidées, transforme en légende, comme Jimi Hendrix, Janis Joplin ou Kurt Cobain parvenus au Panthéon des poètes du rocks décédés dans leur vingt-septième année.

Le culte que lui vouent ses fans éclipse cependant, encore impressionnés par son style scénique personnel, une œuvre poétique d'une richesse exceptionnelle, que Morrison lui-même a toujours estimée être sa plus noble activité artistique.

Morrison a trois ans et demi lorsque sa voie est tracée par une expérience mystique précoce. Elle reste fondamentale dans sa vie, dans son devenir d’artiste. Lors d'un trajet en voiture de Santa Fe à Albuquerque, il vit un événement qu'il décrira plus tard comme l'un des plus importants de sa vie. Sur le disque posthume An American Prayer, il se livre : « Nous roulions à travers le désert, à l'aurore, et un camion plein d'ouvriers Indiens avait soit percuté une autre voiture soit seulement - enfin, je ne sais pas ce qui s'était passé - mais il y avait des Indiens qui gisaient sur toute l'autoroute, agonisant, perdant du sang. […] Ce fut la première fois que je goûtai la peur. […] Ma réaction aujourd'hui en y repensant, en les revoyant - c'est que les âmes ou les esprits de ces défunts Indiens... peut-être un ou deux d'entre eux… étaient en train de s'enfuir, terrorisés, et ils ont tout simplement sauté dans mon âme. Et ils sont toujours là ».

Réel ou pas, ce transfert d'âme questionne. Certes, Morrison n'a jamais hésité à mentir sur sa propre autobiographie pour se faire conteur, mais on peut néanmoins trouver dans cette anecdote la source de deux inspirations majeures dans le comportement de Jim et dans sa poésie : d'une part, une attirance très marquée pour la mystique des Amérindiens et le chamanisme ; d'autre part, le recours à l'autoroute et aux véhicules automobiles typiques de l'american way of life comme métaphore morbide du technicisme moderne.

En même temps, son rejet catégorique de la morale puritaine et des valeurs wasp caractéristiques de son milieu familial, qualifiés de « mauvaises morts », son appel systématique à la libération radicale, sans parler de ses comportements turbulents, incitent fortement à rattacher Morrison au mouvement libertaire et plus précisément à une tendance qui préfère la sensibilisation des masses par la production d'œuvres culturelles.

Toutefois, Morrison rejette catégoriquement l'égalitarisme qui occupe le cœur de la vulgate anarchiste. Pour lui, les différences physiques, intellectuelles et morales entre individus relèvent de l'évidence. Une forte dose de mauvaise foi serait nécessaire, pense-t-il, pour prétendre que ces différences n'emportent pas hiérarchisation. Ainsi, Morrison se décrit lui-même, de sang froid, comme « a natural leader » (« un meneur-né »), dans le poème autobiographique As I Look Back. Orateur remarquable, Morrison sait appartenir à l'élite intellectuelle et artistique et note, dans Wilderness, justement à partir de cette pérégrination des âmes des morts chez des vivants :
« Les gens ont besoin de Connecteurs
Écrivains, héros, stars,
Meneurs
Pour donner un sens à la vie ».

Or, Morrison a pu croire, en 1965 que le mouvement hippie lui offrait l'occasion rêvée de devenir un tel meneur susceptible de faire évoluer les valeurs américaines contre lesquelles il se révoltait. C'est seulement dans un second temps, en particulier après un concert à New Haven en décembre 1967, qu’il s'est aperçu qu'il faisait fausse route et qu'il s'était illusionné sur l'intensité de la rébellion exprimée par le Flower Power trop jouissive à son goût, « pour ne pas avoir conscience de la mort » en tant qu’intensité à procurer au « sens de [sa] vie ». La lucidité désabusée qu'exprime le disque The Soft Parade (1968), ne manque pas de surprendre, et l'on comprend la prudence de Morrison par rapport non seulement aux autorités en place, mais aussi par rapport aux divers mouvements de son temps.

Il semble donc que, même si le langage s'y était prêté, Morrison n'aurait pas voulu dire en toutes lettres ce qu'il pensait. Comble du paradoxe et de l'incompréhension, ce symbolisme provoqua l'admiration un peu simple de ses fans hippies, lesquels y voyaient une sorte de sommet de la littérature surréaliste alors que Morrison, dans la Self-Interview qui ouvre le recueil Wilderness, s'en démarque expressément : « J'ai toujours voulu écrire mais je me figurais que je ne ferais rien de bon sauf si, d'une manière ou d'une autre la main s'emparait tout simplement du stylo et commençait à écrire sans que j'aie à y faire quoi que ce soit. Comme de l'écriture automatique. Mais ce n'est jamais arrivé ». Ecrire en conscience ou être écrit dépend une fois encore, pour lui, de son expérience fondamentale de la mort.

Sur la tombe de Jim Morrison au Père Lachaise, l’épitaphe « Done tongue-in-cheek […]. I don't think people realize that. It's not to be taken seriously » (« Tout cela est ironique […]. Je ne pense pas que les gens s'en rendent compte. Il ne faut pas nous prendre au sérieux »). La mort est la source. Minutieux dans l’écriture émotive de ses recueils de poèmes, ce pronunciamiento exige de nous de minorer l'importance de The Doors dans la vie de Morrison pour placer plutôt l'accent sur son œuvre de poète.
Sa poésie est difficile à aborder. Un lecteur peut croire, en ouvrant un recueil de Morrison, qu'il s'agit tout bonnement de vers libres insensés, de phrases désarticulées tels des pantins squelettiques auxquelles sujet et verbe sont absents, où s’additionnent des séries de noms communs et d'affirmations péremptoires à la ponctuation hasardeuse. Une explication consisterait alors à estimer qu'il s'agit là de productions rédigées sous l'influence des paradis officiels. Il n’en est rien. L'œuvre de Morrison est l'une des plus originales de son temps en langue anglaise. Le poète, homme supérieurement « sensible » retranscrirait-il seulement ses émotions sur le papier ? Non. Morrison explose le langage « normal », en particulier le langage « communicationnel » d’âme à âme. Ainsi le poème Dry Water (dans le recueil Far Arden) présente ces vers dont les assonances et les allitérations, par leurs dispositions les unes par rapport aux autres, portent des sonorités beaucoup plus expressives que les mots qui les composent :
« the graveyard, the tombstone
the gloomstone & runestone »
(« le cimetière, la pierre tombale
la pierre maussade & la pierre runique » ; "gloomstone" est un néologisme).

Par ailleurs, Morrison se livre continûment à des espiègleries littéraires, parfois de véritables acrobaties poétiques destinées à éprouver les particularités de la langue anglaise. Il joue par exemple volontiers sur la nature des mots, en coupant le vers à un endroit inattendu qui semble donner à un nom commun valeur de verbe, ou sur le fait qu'au simple present, le verbe à la troisième personne du singulier porte un "s" qui permet de faire passer un verbe pour un pluriel ou inversement. Ainsi, dans le recueil Wilderness, ce premier vers d'un poème sans titre : « A man rakes leaves into ». "Leaves" exprime soit le pluriel de "leaf" ("feuilles"), soit le verbe "to leave" conjugué avec le sujet "A man" au simple present. On peut donc traduire le vers soit par « Un homme ratisse des feuilles en (…) », soit par « Un homme ratisse part vers (…) ». Le vers suivant donne l'interprétation correcte : « a heap in his yard (…) » (« un tas dans son jardin »), en réalité jeu constant avec le cadavérique possible d’un homme, sa mort enfouie en sa vie. En outre, l’éclatement du langage ordinaire est double. Morrison légitime l'art abstrait à l’enseigne de la justification du peintre Jackson Pollock : l’appel des figures, à des natures mortes, à des portraits, ne permet pas d'exprimer certains phénomènes fondamentaux de notre époque. L'atmosphère dégagée par nos villes et notre monde technologique contemporain, marqué par la morbidité, ne peut être rendu dans un langage structuré au plan grammatical. Là encore, l’expérience fondamentale de la mort des Indiens comme renaissance et création, et non la morbidité qu’il combat, a été la clef de voûte de la vie et du travail poétique de Jim Morrison.

Olivier Pascault




Elément bibliographique :
Jim Morrison, Ecrits, Paris, Christian Bourgois Editeur, 1ère édition bilingue 1993, 1182 p.
[comporte les recueils et textes suivants :
Seigneurs et nouvelles créatures, 1969-1970.
Une prière américaine, 1969.
Arden lointain, 1970 & posthumes.
Wilderness, posthume, 1988.
La nuit américaine, id., 1990.]

mercredi 18 janvier 2012

Citation 24 / Michel BERNANOS (1923-1964)

« Je finissais par comprendre pourquoi les âmes qui séjournent en enfer y demeurent sans révolte apparente. Le dégoût n’est-il pas le commencement de l’acceptation ? Si l’acceptation est fatale aux gens normaux, elle est logique pour ceux qui restent muets aux questions qui pourraient les sauver ».

Michel Bernanos, La Montagne morte de la vie (1967)

Citation 23 / Baltasar Gracian (1601-1658)

 « Le vrai secret d’obtenir les choses qu’on désire est de les mépriser ».

Baltasar Gracian, IN L’Homme de cour (1646).

mardi 17 janvier 2012

Article 10 / "G. Lukacs : "Se tuer, c'est devenir philosophe"

György Lukács
(Budapest, 13 avril 1885 – Budapest, 5 juin 1971)

« Se tuer, c’est devenir philosophe »

par Olivier Pascault

[IN : Dictionnaire de la Mort, Larousse, 2010]





            György (ou Georg) Lukács est né à Budapest, en Hongrie, le 13 avril 1885. Il y étudie la Philosophie et le Droit et s’intéresse d’emblée aux questions littéraires qui agitent son époque. C’est sur son initiative débordante d’enthousiasme qu’un théâtre libre y voit le jour dans lequel sont présentées des pièces d’Ibsen et de Strindberg. En 1906, Lukács obtient le titre de Docteur en Droit (“Staatswissenschaft”), puis en 1909, après l’obtention de son titre de Docteur en Philosophie il se rend en Allemagne aux Universités de Berlin et de Heidelberg. C’est là qu’il fait la connaissance des représentants les plus prestigieux des différentes écoles philosophiques du moment, Windelband, Rickert, Lask, Dilthey, Simmel, etc. Le sociologue Max Weber le prend en vive amitié. De plus, Lukács établit des relations avec des critiques littéraires, dont Gundolf. Le résultat de ses études esthétiques et sociologiques se trouve alors exposé dans deux publications remarquées et importantes : L’Âme et les formes (1911) et la Théorie du roman (1916).

            Le philosophe magyar aurait-il pu trouver sa renommée planétaire s’il n’avait enduré la tentation de mourir ? En effet, l’expérience suprême du suicide ou du travail, en 1910 et 1911, nourrit sa quête et volonté de défricher la pensée philosophique, comme l’atteste une récente publication de son Journal (Ed. Payot-Rivages poche, 2006). Longtemps resté inédit, la narration d’un épisode dramatique de sa vie nous renseigne sur le choix qu’il fit. Nous savions que Lukács, qui avait vocation à devenir dramaturge et poète, bouleversa radicalement son existence. Le 18 mai 1911, sa passion amoureuse est anéantie : la peintre Irma Seidler se suicide. Après une histoire tourmentée, excessive et authentique dans l’amour, cette expérience n’est pas sans nous rappeler les rapports célèbres entre S. Kierkegaard et Regine Olsen.

« O mon âme, le soir est triste sur hier,
O mon âme, le soir est morne sur demain,
O mon âme, le soir est grave sur toi-même », écrit-il en français et place-t-il en exergue de ses notes intimes. Le 23 novembre 1911, il s’interroge après le suicide d’Irma et fixe la méthodologie qu’il honorera toute sa vie ultérieure : « Tout devient dialectique chez moi ; puis aucune réalité (donc décision) ne peut venir dans ma vie. Est-ce frivolité, est-ce santé, cet état où je suis actuellement ? Cet oubli permanent de la situation dans laquelle je suis est […] justement un état dialectique ». Plus loin, il approfondit la pulsion de mort comme premier trait de la re-naissance : « Et plus aiguë est ma réflexion sur moi-même, plus clairement je vois : seule la mort est une décision ; si j’avais une vraie probité intellectuelle, une authentique pulsion vers la connaissance, je devrais me tuer ». Ainsi, le suicide semble devenir la réalisation possible d’une esthétique du pur désir, du « pur statut de précurseur », aseptisant la frivolité et sa scansion des choses aliénantes dans la réalisation humaine de soi dans le monde. Déchoir dans la frivolité, pour Lukács, revient à singer le monde extérieur, surtout dans une période historique où les puissances grondent les unes contre les autres. Doué d’une prescience sensitive sur l’instant, le jeune Lukács anticipe la guerre, cette déchéance, ce chaos des « chocs d’aciers ». Vouloir mourir est un fait. Décider de mourir n’apaise pas le poète. Il choisit la mort du dramaturge en lui. Il choisit le travail philosophique. Le 25 novembre, il consigne dans son Journal : « Le travail ! le travail ! ne sert ici à rien du tout. J’ai péri intellectuellement […] Je suis devenu incapable de travail », ou plutôt, « le fait que je ne peux supporter un travail tranquille, sans griserie, désintéressé, perce de plus en plus fort ». Mourir vraiment suppose un labeur en dehors de la vie quotidienne et, note-t-il le 16 décembre, relève pour lui de la sensation « de ma théorie de l’implicite, de l’imperfection productive, du mythologique dans la formation des concepts est la solution de tout ». Lutter contre les penchants de la frivolité, de soi et du monde, sera pour Lukács l’ultime décision de sonder l’esthétique et l’éthique, « comme la mesure du sans-mesure : très très près de Kant […] Et tout ramène à la vieille question : comment puis-je être philosophe ? » Irma a tout décidé par sa mort : se tuer sera devenir philosophe, par la médiation d’un examen rigoureux du concept d’aliénation, source stimulante pour les examens lukasciens, à la fois théoriques et bien entendu pratiques par l’engagement politique.


Aussi, dès 1915 Lukács retourne à Budapest. Il y fréquente un groupe d’intellectuels qui, sous l’effet de la guerre mondiale jugée « impérialiste », se sentent de plus en plus portés vers le mouvement ouvrier révolutionnaire. C’est ainsi qu’en 1918 Lukács adhère au Parti communiste hongrois qui vient juste d’être constitué dans la clandestinité. En 1919, il entre par cooptation au comité central du Parti et devient commissaire à la Culture Populaire dans le gouvernement de Bela Kun. Et puis la terreur blanche qui succède à la République des Conseils le contraint à s’exiler en Autriche. Ses réflexions politiques donnent naissance successivement à deux ouvrages, Histoire et conscience de classe (1923) et Lénine (1924). Puis, il publie l’étude Moïse Hess et la dialectique idéaliste (1926).

            Histoire et conscience de classe a formé plusieurs générations d’intellectuels philosophes, historiens et critiques littéraires, de G. Steiner à J. Julliard, en passant par T.W. Adorno et W. Benjamin. Les différents essais qui composent cet opus porte en sous-titre « Essais de dialectique marxiste ». Ce n’est pas anodin. Pour Lukács, il s’agit là de restaurer la dialectique tombée en ruine afin de lui redonner toute sa vigueur combative. Une fois encore, il souhaite tuer le chemin suivi par une méthode rendue « défunte ». Pour ce faire, il ne se satisfait pas seulement de rétablir dans son économie le rôle du sujet qui en avait été très progressivement écarté. Il donne au sujet une primauté qu’il n’avait pas encore revêtue dans le matérialisme dialectique élaboré par K. Marx. La dialectique rénovée par Lukács peut donc se prévaloir d’une absolue originalité : elle accorde la suprématie à la subjectivité et la possibilité pour l’homme d’une émancipation par l’apprentissage de la liberté dans la vie. L’histoire résulte bien pour lui de l’interaction du sujet et de l’objet, c’est-à-dire, en conformité avec la doctrine marxiste, de la conscience que les hommes prennent des lois qui les gouvernent. Cependant que Lukács s’intéresse plus particulièrement à la conscience, celle-ci n’atteint son acuité et son efficacité rigoureuse que dans la conscience de classe du prolétariat. Réduit à l’état de marchandise par le capitalisme et, ne pouvant parvenir à une libération émancipatrice que par le refus complet et inconditionné de sa condition de marchandise tel un « être social mort-né », le prolétariat incarne le principe de la négativité, élément instigateur de la dialectique. En combattant contre sa sujétion, le prolétariat lutte en même temps pour un repli des menaces de sujétion générale. En se libérant lui-même de toute tutelle, le prolétariat sauve par répercussion immédiate l’humanité tout entière de la réification « des intériorités mortes ». C’est donc par une conscience de classe pleinement éveillée et maintenue sans arrêt que le prolétaire réinvente une liberté qui s’inscrit dans l’histoire par un processus infini.

            Toute la problématique contenue dans Histoire et conscience de classe va à contre-courant d’un marxisme fataliste qui, d’ailleurs, peut se réclamer partiellement de certains textes de Marx. Ainsi, dans la Préface à la Critique de l’Économie politique de 1859, Marx fait dépendre la conscience de l’existence : « Ce n’est pas la conscience des hommes qui détermine leur existence, mais au contraire, c’est leur existence sociale qui détermine leur conscience ». Par la suite, des doctrinaires marxistes ne cesseront de glisser vers un déterminisme économique en vertu duquel la totalité de l’existence humaine est fonction de systèmes historiquement définis où la production économique joue le rôle d’instance dominante et fondatrice. C’est un Homo Œconomicus qui domine alors, oublieux qu’il est de la liberté de décision laissée aux hommes.

            Lukács, en revanche, ose poser suprêmement le sujet en face de l’objet, la conscience en face de l’Être. C’est d’ailleurs précisément ce balancement entre deux pôles antagonistes qui explicite le sens dialectique de la Praxis, c’est-à-dire la possibilité du sujet de prendre conscience de la conjoncture historique qui lui est faite et de déterminer son action parallèlement aux données produites. La subjectivité, loin d’être subordonnée à l’histoire dont elle ne serait qu’un produit, y est englobée au même titre que l’événement historique.

            En insistant sur la subjectivité, Lukács paraît, dans le début des années vingt, cheminer vers l’idéalisme absolu de Hegel, et ce en dépassant un marxisme « officiel » figé, c’est-à-dire par le constat d’une conscience active qui œuvre en vue de son propre perfectionnement dans la Phénoménologie de l’Esprit. Au demeurant, une différence fondamentale existe. La raison hégélienne qui préside à cette démarche domine l’histoire, elle n’en fait pas partie. Il existe, a contrario pour Lukács, un rapport dialectique entre le sujet et l’objet. Le sujet détermine sa décision en vertu de l’objet. À la limite, le sujet s’aliène dans l’objet, de sorte que par un renversement dialectique l’objet est repris par le sujet. La dialectique totale chez Lukács place ainsi la liberté au sein même de la nécessité contre le monde des conventions, cette « intériorité morte ».

            Entre 1929 et 1931, Lukács séjourne à l’Institut Marx-Engels de Moscou; il s’installe en Union Soviétique à partir de 1933 pour échapper aux poursuite des nazis et exerce pleinement une activité de chercheur au sein de l’Institut philosophique de l’Académie des Sciences de Moscou.

            En 1945, après la défaite du nazisme, Lukács revient à Budapest. Il est nommé professeur titulaire de la chaire de Philosophie de la culture et d’esthétique à l’Université et devient parlementaire. Il publie alors de nombreux ouvrages de critique littéraire qui avaient été rédigés, pour la plupart, avant la fin de la seconde guerre mondiale. Leur valeur et la portée exceptionnelle de ces écrits lui vaudront d’être qualifié de « Marx de l’Esthétique ». Mais en 1951, étant en désaccord avec la politique stalinienne, il renonce à toute activité politique et ne se consacre plus qu’à son œuvre.


            Toujours en éveil, en 1956, il participe à la Révolution dans le premier gouvernement d’Imre Nagy, ayant eu un rôle majeur dans les activités du Cercle Petöfi qui militait pour les droits civils et voulait concilier socialisme et démocratie. Après l’avortement de cette tentative révolutionnaire par l’invasion des chars soviétiques, il se réfugie à l’ambassade de Yougoslavie (le 4 novembre 1956). Déporté, inquiété pendant quelques mois en Roumanie, il est enfin autorisé à rentrer à Budapest.

            C’est là que ce vieux combattant, qui parvient à unir au cours d’une vie mouvementée la théorie et la pratique révolutionnaires, reconnu mondialement comme étant un grand penseur universel, continua à maintenir par ses travaux le dynamisme et la fécondité de la pensée marxiste jusqu’à son décès survenu le 4 juin 1971. Après quatre-vingt-six années de vie humaniste tournée vers le labeur de l’étude, et après une expérience singulière parmi les grands philosophes de la mort, celle d’Irma Seidler et la sienne pour renaître, la radicalité de sa décision emporta sa pulsion de vie en philosophe.

            Parmi ses autres oeuvres principales, nous lui devons, outre les textes cités, Die Dramatische Form (inédit en français, 1909), Le Roman historique (1937), Le Jeune Hegel (1938), Existentialisme ou marxisme (1948), La Destruction de la raison (1953-1954), ainsi que Die Eigenart der Äesthetischen et Zur Ontologie des gesellschaftlichen Seins, deux œuvres stimulantes, connues sur les continents américain et asiatique mais, hélas !, toujours pas traduites en français sinon quelques traductions partielles sous la forme d’extraits.


Olivier Pascault



G. Lukács, Journal 1910-1911, Ed. Payot-Rivages poche, coll. « Petite bibliothèque », Paris, 2006 ; préface de Nicolas Tertulian, traduction du hongrois et de l’allemand d’Akos Ditroy.

Document 5 & varia / ROBERT REDEKER SUR CARL SCHMITT ("le Monde", juin 2005)

Le Monde, Point de vue, 23 juin 2005

Carl Schmitt et la revendication contemporaine de radicalité,
Robert Redeker


Bien entendu, le procès de Carl Schmitt est jugé d'avance. Cela dit, on peut se poser quelques questions. Qu'est-ce qui, chez lui, peut être intéressant, en étant arraché à son contexte. Des inventions conceptuelles décisives ­ Schmitt est un philosophe au sens que Gilles Deleuze aura donné à ce mot, un créateur de concepts ­, un livre d'une rare profondeur et d'une singulière beauté, Le Nomos de la Terre, un autre extrêmement important pour la philosophie politique, Théologie politique.

Ce bref rappel indique que ce penseur n'est pas assimilable à un simple idéologue nazi, comme il en foisonna dans les années 1930-1940, mais que, malgré la répulsion que suscitent sa biographie et une partie de ses écrits, il est un authentique philosophe.

Quelles leçons, dans ce contexte, tirer de l'affaire Carl Schmitt ? Celui-ci incarne la tragédie de l'intelligence politique, de la pensée politique au XXe siècle. Il l'incarne, au côté d'Heidegger, en tête-bêche avec les grandes figures intellectuelles qui ­ tels Gramsci ou Lukacs ­ choisirent l'adhésion aveugle au communisme dans ses diverses versions (stalinisme, maoïsme). Cette tragédie s'explique par l'exigence de radicalité absolue en politique, si fréquente chez les intellectuels.

Les intellectuels sont animés par l'exigence que la politique soit la pureté du concept. Cette mise en perspective signale que leur engagement dans le XXe siècle témoigne d'une sécularisation ratée. L'ardeur de l'intelligence dans la foi, la soif inextinguible d'absolu qui devaient vivre dans l'esprit des clercs s'est transposée telle quelle, lors de la conversion des clercs au politique sécularisé, dans l'intellectuel laïc.

Le problème n'est pas tant celui de la compromission de l'intelligence avec le totalitarisme, qui laisse supposer une extériorité et une rencontre accidentelle. La vraie question est plutôt : qu'attend l'intelligence de la politique ? De quelle façon conçoit-elle la politique ? Si le totalitarisme a pu aussi facilement attirer à lui les intellectuels, c'est qu'à la base la conception intellectuelle de la politique le permettait, ou l'appelait. A beaucoup d'intellectuels, les totalitarismes ont semblé découler directement de l'essence de la politique. Sécularisation ratée, sécularisation du rôle des intellectuels et de l'objet de leur réflexion. Le rôle : les clercs deviennent, entre le XIXe et le XXIe siècle, des laïcs ­ tout en conservant le magistère de la parole. L'objet : abandonnant Dieu (déthéologisation effective des discours), ils s'attachent à d'autres absolus qui sont pourtant censés posséder les mêmes attributs que Dieu, nommés le Prolétariat, l'Etat, les Opprimés, la Race, la Nation, le Peuple (Volk), etc.

Ces absolus ont la particularité d'être infiniment plus dangereux que Dieu, parce qu'ils ne sont pas séparés du monde social et politique. Ce sont des dieux immanents ­ rien de plus terrible que la fusion entre l'absolu et l'immanence.
Ratée, la sécularisation : en effet, il n'y a pas eu, chez ces intellectuels, de sortie du régime du magistère théologique, mais une simple reconversion à d'autres absolus que l'absolu traditionnel.

Repérons, dans cette sécularisation ratée, la pièce centrale expliquant cette tragédie de l'intelligence par laquelle des penseurs aussi puissants que Schmitt, Gramsci, Lukacs, Heidegger, se sont laissé gagner par les idées totalitaires.

Cette idée de la radicalité et de la pureté de la politique ­ la radicalité est devenue l'impératif catégorique de l'authenticité politique ­, de son absoluité, est à questionner. Se développa, à partir des années 1850, l'appropriation par les intellectuels de la politique comme foi de substitution à la foi religieuse, avec la même intransigeance et la même ardeur que dans la mystique. Pour beaucoup, la politique n'était jamais assez radicale, jamais assez pure.

Ce tropisme de la surenchère au nom de la pureté est encore largement partagé par de nombreux intellectuels. Certes, Carl Schmitt est intéressant en tant que tel, pour la force de sa pensée, mais aussi en fonction de la question suivante : de quelle posture intellectuelle dans le rapport à la politique est-il le symptôme ? Son engagement dans le nazisme est exemplaire d'une posture beaucoup plus large, que l'on retrouve chez beaucoup d'autres. Son cas est à la fois différent et semblable de celui de Martin Heidegger. Semblable : aux débuts du nazisme, Schmitt, comme Heidegger, réclame plus de radicalité dans la révolution nationale-socialiste. Différent : il n'y a pas chez Heidegger de pensée politique solidement constituée, tandis qu'il y a, chez Schmitt, un essai de fondation philosophique du nazisme.

La moderne radicalité est encore hantée par ce geste qui anima Carl Schmitt et Martin Heidegger. Cette radicalité, toujours de saison dans certains milieux altermondialistes, est à la vérité un fondamentalisme : celui de la politique pure. Elle est un rapport fondamentaliste à la politique. Autrement dit, cette tragédie de la pensée, dont l'oeuvre et la vie de Schmitt fournissent l'exemple, continue sous d'autres formes et bien que nazisme et stalinisme aient été écartés de l'histoire : la recherche d'une politique pure et radicale.

Ainsi, Lula déçoit les altermondialistes parce que trop peu radical. Si la critique du totalitarisme a discrédité le contenu de ces totalitarismes (stalinisme, nazisme, maoïsme), elle n'a pas discrédité sa conformation essentielle (la double exigence dont nous parlons). Non seulement ces deux exigences, politique pure et radicalité, ont réussi à survivre, mais surtout elles sont parvenues à se faire passer pour anti-totalitaires. Si ces deux éléments sont beaucoup moins solubles dans la critique du totalitarisme que leur contenu de thèses, c'est qu'ils s'enracinent profondément dans la pensée philosophique du politique.

Les philosophes succombent à l'illusion totalitaire pour autant que le totalitarisme demeure parent d'une tendance platonicienne : la croyance dans le pouvoir causal de l'idée. Ce pouvoir, que les philosophes ont appris dans Platon, passe, à leurs yeux, pour la réponse à l'annulation gestionnaire de la politique. Le radicalisme des intellectuels se structure à partir d'une double illusion, dont le narcotique a été puisé chez Platon, qu'on retrouve aux deux extrêmes du champ politique contemporain : la foi dans le pouvoir causal de l'idée pure, d'une part, et, d'autre part, la foi dans la volonté, le volontarisme politique affirmé.

Purement métaphysique chez Descartes, la foi dans le pouvoir de la volonté ­ le culte politique de la volonté ­ est apparue avec les jacobins et a fini par habiter toute la politique moderne, libéraux exceptés. Bien sûr, la foi dans la volonté se referme l'exigence de radicalité politique, puisque la volonté pure réalise la politique pure.

Par leur double exigence, les néoradicaux ne sont pas sortis de la matrice philosophique du totalitarisme : affirmer la pure volonté et quêter l'autonomie absolue de la politique. De fait, c'est le contenu du totalitarisme qui a été vaincu, pas du tout sa matrice psycho- philosophique. Pour nos modernes radicaux, la politique pure doit permettre de neutraliser ce que Schmitt pensait pouvoir neutraliser avec le nazisme : l'Etat comme entreprise.

Pourquoi faut-il lire Carl Schmitt ? Précisément parce que, dans la mesure où il s'avère impossible de l'excuser au nom d'un égarement, il est le révélateur de la tragédie de l'intelligence. Et aussi parce qu'à travers ses livres, chacun peut saisir que les machines de guerre, matricielles du totalitarisme, qu'il confectionne pour détruire le libéralisme continuent de fonctionner dans le monde contemporain. Ce constat ne doit-il pas plutôt servir à alerter sur notre parenté inaperçue avec le coeur de la pensée de Carl Schmitt qu'à jeter son oeuvre aux poubelles de la pensée ? Si prisées aujourd'hui, la contemporaine radicalité et la revendication de politique pure témoignent que la tragédie de l'intelligence, dont Carl Schmitt figure le repoussant index, n'est pas close.

Robert REDEKER



Robert Redeker est philosophe, membre du comité de rédaction de la revue Les
Temps modernes.

Varia & document 4 / PIERRE GUYOTAT ("Libération", mai 2005)

Libération, jeudi 12 mai 2005 : Guyotat à corps ouvert

Comment l'auteur d'Eden, Eden, Eden a écrit tous ses livres.
Entretien. Guyotat à corps ouvert

Par Eric LORET


Pierre Guyotat, Carnets de bord. Volume 1 : 1962-1969. Présentation de Valérian Lallement. Ed. Lignes & Manifeste, Paris, mai 2005, 640 pp., 27.5 €.

Ashby suivi de Sur un cheval, Ed. Seuil, «Fiction & Cie», Paris, mai 2005, 210 pp., 19 €.

Catherine Brun, Pierre Guyotat, essai biographique, Ed. Léo Scheer, Paris, 2005, 510 pp., 30 €.


Pierre Guyotat est jeune. Cette particularité lui permet d'être à la fois toujours vivant et l'un des derniers «grantécrivains», au sens où on l'entendait au siècle dernier. Il a ouvert quelques abîmes dans la littérature, dont les plus connus sont Tombeau pour cinq cent mille soldats, publié en 1967 à l'âge de 27 ans, et Eden, Eden, Eden (1970), tous deux passés en poche. Ces livres, on les a lus quand on lisait Bataille, Leiris ou Foucault, quand on aimait l'expérience des limites, pour reprendre le titre de Sollers. Puis vinrent Prostitution (1975), le Livre (1984), Progénitures (2000), textes réputés difficiles où l'écriture se fait matériau résistant, pratique corporelle. Guyotat donne alors de plus en plus de lectures, trouve un nouveau public parmi, entre autres, les plasticiens ou les philosophes.

Si Guyotat a souvent été lu au filtre des théories sémiologiques et en dehors de toute  référence à la vie de l'auteur, la parution  simultanée d'une biographie, la réédition de ses deux premiers livres (écrits aux âges de 20 et 23 ans) et la divulgation de ses notes de travail sur la période 1962-1969 jette une lumière nouvelle, éditoriale, biographique, génétique, sur les textes. Les récits Sur un cheval et Ashby présentent une première ébauche des scénographies à venir : colonialisme, supplice, érotisme triangulaire, où le désir d'homme se médiatise par une figure sororale. La biographie de Catherine Brun est évidemment un tournant dans les études guyotiennes, d'une densité factuelle rare (sur la famille, l'engagement politique, les liens avec Tel Quel, la réception de l'oeuvre...), même si, du point de vue de l'intelligence des textes, elle reste assez en deçà du Mots et monde de Pierre Guyotat de Michel Surya ou des Explications données par l'auteur lui-même à Marianne Alphant. Le plus précieux de cette avalanche éditoriale reste cependant le premier volume des Carnets de bord, recueil de notes, brouillons, fragments mêlant vie et fiction. Pierre Guyotat a bien voulu revenir lors d'un long entretien sur le contenu de cette passionnante boîte à outils.

Vous avez fait don de vos archives à la BNF. On publie votre biographie et vos Carnets 1962-1969. Vos deux premiers récits sont réédités. Est-ce un retour volontaire sur le passé ?

Non. J'avais déjà déposé des archives à l'Imec en 1992. Mais son déménagement l'an dernier hors de Paris m'a décidé à donner ces archives-là ­ j'en ai d'autres chez moi et il y en a ailleurs ­ à la BNF. Si je ne suis pas à l'origine de la publication de la biographie et des petits livres du Seuil, en revanche, je voulais être présent lorsque les Carnets seraient déchiffrés, car la graphie y devient difficile dans les années 90. Et entreprendre ce travail supposait de rémunérer un chercheur, donc d'entrer dans un processus d'édition.

Vous livrez un corpus jusque-là inconnu au public.

Je n'ai jamais empêché personne d'accéder à mes archives. Depuis quelques années, la presse a découvert les «zones d'ombre» dans la vie des individus, mais chez un artiste, cela ne veut pas dire grand-chose, puisqu'il ne cesse de se livrer indirectement et malgré lui dans son
oeuvre.

A la fois, les Carnets ne cessent d'évoquer des Ecrits secrets, pour le coup occultés.

Oui, «Ecrits orgiaques» quand j'étais adolescent, plus tard «Ecrits secrets», «Ecrits sauvages» ou l'«Autre main branle» («AMB»), je m'en suis expliqué dans le texte lu au colloque Artaud-Bataille de Cerisy en 1971, et repris dans Vivre.

Vous y liiez l'écriture à la masturbation, comme dans les Carnets. Mais dans Explications, en 2000, vous rappelez que tous vos livres ont été écrits «avec les deux mains».

Vous déclarez quelque chose à 30 ans qui concerne déjà une époque antérieure, et quand vous en avez 60, on vous croit toujours au même point. Comment peut-on écrire un texte aussi travaillé que Progénitures autrement qu'avec deux mains ? Et Eden est pur, si j'ose dire, de toute pratique. J'ai dit dans Explications que ce n'était pas une pratique de désir ou de plaisir pur, mais liée à l'écriture, à l'obtention d'un verbe le plus obscène, le plus voluptueux, le plus «moi» possible, si je puis dire. Les «Ecrits secrets», ce sont ces quelques épaves, ces quelques feuillets qui ont survécu aux aléas de ma vie et dont les originaux appartiennent à une grande collection. J'en ai repris des fragments dans Prostitution.

Dans les Carnets, la dialectique virginité-masturbation est très apparente. «Evacuer la sexualité» est la condition pour «expulser l'Eden».

Je me suis servi de la masturbation pour évacuer le plus gros de la chose au moment où j'écrivais Eden, Eden, Eden. Pour le reste, aucun texte n'a été écrit de cette façon, j'ai besoin de toute ma tête reposée et d'un organisme, disons, moyennement tendu par le désir pour écrire. Pour Progénitures, il y a eu dix ans durant lesquels je n'ai eu aucune pratique sexuelle.

A la fin de son livre, Catherine Brun reproduit le texte que vous avez lu en janvier à la BNF, au moment du don de vos archives. Vous y évoquez la mort de vos parents, la naissance de vos frères et soeurs.

J'ai voulu mettre en rapport la naissance privée et le don, le passage du privé au national, comme si pour moi il n'y avait pas tellement de différence. J'ai tenté de retourner contre la famille proprement dite le principe de la famille non pas étatique, disons, mais nationale. J'avais déjà, enfant, la volonté de ne pas descendre de quelqu'un, de ne pas avoir d'ascendance humaine, d'avoir une ascendance abstraite, au fond, politique, historique ­ indépendamment de la seule ascendance qui me convenait alors, l'ascendance divine, puisque j'ai appris comme tous les enfants catholiques de cette époque que j'étais avant tout fils de Dieu. C'est le rêve de tout enfant, à l'abri de ses parents, de ne descendre de personne, d'appartenir à quelque chose d'autre, de plus vaste. La réduction de l'affect à la petite zone humaine qu'est la famille, et encore pire, après, au couple, est quelque chose de terrifiant pour moi. On devrait pouvoir vivre avec l'humanité entière.

Quel enfant étiez-vous ?

Je crois beaucoup au mot de Wordsworth, que «l'enfant est le père de l'homme». L'enfant qu'on a été, qui a rêvé d'un futur héroïque, juge l'adulte qu'on est devenu. C'est un regard que je sens fréquemment. Je ressentais, enfant, et pressentais beaucoup de choses, comme ce fait qu'on est un élément de la nature totale. Dès que je voyais quelque chose, j'étais immédiatement cette chose-là. Pour moi, c'était une douleur par moments, regardant un objet, qu'il ne puisse s'animer, s'exprimer. C'est pour ça que les animaux passent de sales quarts d'heure avec les enfants, parce que vous essayez de les faire parler ou de manger comme vous... C'est ce qui se passe après dans mes textes, la réanimation des objets par la poésie. On se rend compte aussi plus tard qu'on a éprouvé, enfant, le principal, le plus profond : la compassion pour les réprouvés, qui doit rester chez l'adulte. Dans ma rêverie, j'étais très attiré par les réprouvés, les monstres, les assassins, parce que je sentais que c'était là la naissance de la pensée. Vous êtes tout le contraire de celui ou celle pour qui vous éprouvez de la compassion, et vous commencez à penser le monde, et à penser votre compassion.

Dans vos scénographies de supplice puis d'esclavage sexuel, comment s'articulent compassion et plaisir ?

Est-ce qu'on peut parler de plaisir à faire ou lire cette oeuvre ? Le mot est un peu faible. L'esclavagisme est un fait qui me tourmente depuis l'enfance. Mais, manifestement, il n'y a aucune beauté, aucune volupté dans cette réalité. Peut-être que la beauté que j'y introduis, dans l'oeuvre, est une manière de la supporter, de la racheter.

Un autre thème qui apparaît déjà dans les Carnets, c'est l'opposition de l'épopée au roman.

Quand vous écrivez un livre comme Tombeau, vous découvrez que vous n'êtes pas très loin de l'épopée. Non pas parce qu'il s'agit de choses militaires : Progénitures est tout aussi épique. Je tente la synthèse de la prose et de la poésie française. La poésie désincarnée, sans action, m'ennuie. Il faut que le réel, le supposé réel, soit là. Et le roman ne présente souvent qu'un seul réel, le réel psychologique occidental, mais sans rythme. Or le rythme est tout. Le roman ne monte pas sur la scène, il reste en bas, et moi j'ai voulu monter sur l'estrade, comme la poésie ou le théâtre, pour oser, pour monter un cran au-dessus du discours habituel. Vous sortez votre voix : pour l'éprouver, la connaître... et c'est de cette façon que j'ai pu continuer : ma propre voix m'a tracé la voie.

Vous faites régulièrement des lectures...

Je vais en faire à la fin du mois au Japon, aux Etats-Unis à l'automne, mais je le redoute parce que c'est toujours une épreuve... L'énoncé de cette langue [il se met à tousser, s'interrompt] m'éprouve pulmonairement, et j'ai toujours au début de la lecture un moment de malaise, l'impression que le haut de mon corps fond sur le bas. Mais votre peur de vous évanouir, de tomber, de mourir, donne une intensité formidable à votre voix. Et c'est votre voix qui vous soutient alors.

Etre étouffé par sa propre langue, au sens matériel, c'est une image récurrente dans les Carnets.

Je ne me souviens pas, mais sans doute. Et puis l'épopée, c'est l'action. Ecrire est pour moi indissociable de la mise en marche de figures réelles, de même que les philosophes mettent en mouvement des concepts. Les figures vous maintiennent dans la gravitation, au sol et dans le cosmos. Dans l'Histoire juive de Flavius Josèphe, entre l'horrible chute de Jérusalem et la résistance de Massada, il y a un petit passage sur une fleur du désert, jaune je crois, maléfique, mais dont l'application sur le corps en chasse les démons. C'est ça l'épopée.

Il y a dans les Carnets une grande abondance de notations de corps, de garçons en particulier, et des questions que vous vous posez sur votre forme personnelle d'homosexualité.

Je n'aime pas le mot homosexualité. Je l'ai découverte en moi par à-coups, avec apparition, réapparition, etc. Les notations de corps de garçons commencent vraiment à Cuba, dans l'été 1967 : je faisais partie d'une délégation d'intellectuels conduite par Michel Leiris. Je me sentais très isolé, socialement, intellectuellement et sexuellement surtout : tout le monde y était normal et Castro c'était le machisme triomphant. J'ai peut-être découvert alors quelque chose de moi en voyant des métis, en voyant du métis, de l'ambiguïté partout. Mais, dans la préface à l'édition japonaise de Tombeau en 69, j'ai expliqué que j'avais voulu mettre en prostitution le mâle plutôt que la femme, sortir tout à fait et définitivement de la banalité de la prostitution du corps femelle, de même que je voulais sortir de la banalité du style romanesque. Mais ce double désir en moi prend la forme aujourd'hui d'un corps, le corps putain de Progénitures et de Labyrinthe, texte auquel je travaille actuellement, où le «vagin» est presque directement accessible sous l'organe mâle, toujours bien pourvu.

Les Carnets s'ouvrent justement, en 1962, sur la notation : «Rien, rien n'est pur

Je sortais ce jour-là, comme dix autres jours, d'une séance d'interrogatoire militaire au Deuxième Bureau (c'est-à-dire la Sécurité militaire), dans l'ancien hôpital de Tizi-Ouzou. J'étais inculpé de complicité de désertion et d'atteinte au moral de l'armée, entre autres : on y est très malmené, on doute par moments du bien-fondé de son engagement. Donc je rentre dans mon cachot, qui était une cave sous les cuisines, avec une sensation, pénible à cet âge, d'impureté généralisée : moi, mes questionneurs, etc. Et je n'ai personne avec qui partager mes convictions et ma colère. Un être humain ne fait quelquefois que ce qu'il peut : rien, rien n'est pur. Les idéologues et les éditorialistes en chambre qui dénoncent quasi fonctionnairement, chaque semaine voire chaque jour, les crimes et les turpitudes des autres ­ sans jamais s'y mettre eux en question ­ ne voient dans chaque situation dénoncée qu'une épure sans y mettre la vie, le doute, le hasard ­ l'impureté donc. Ils seront, à moins qu'ils ne s'engagent physiquement, jugés eux-mêmes et comme de simples dénonciateurs.

Avez-vous toujours le sentiment d'en être au début de l'oeuvre ?

Je n'ai jamais oublié la dernière phrase du film Monsieur Vincent, où Pierre Fresnay jouant saint Vincent de Paul, l'apôtre des galériens et des misérables de la Fronde, déclare à la fin de sa vie : «Je n'ai rien fait.» Cela signifie deux choses. D'abord, que la misère sera sans fin et, d'autre part, qu'une seule vie humaine, et même plusieurs, ne suffisent pas à épuiser le désir qu'on a d'agir, c'est-à-dire aussi d'agir pour les autres. Mais, «je n'ai rien fait» peut aussi signifier que vous risquez d'accumuler les actions, les actes comme des biens, comme des biens bourgeois. Or, ce sont seulement des obligations. Il faut donc se dépouiller un peu plus à chaque action, jusqu'au rien. Ce que vous avez fait est annulé par ce que vous devez faire encore.

Eric LORET


Document 3 / Déclaration de l'Académie française sur les langues régionales, 2008

Déclaration de l'Académie française sur les langues régionales,
votée à l'unanimité par les membres de l'Académie française lors de sa séance du 12 juin 2008.


« Depuis plus de cinq siècles, la langue française a forgé la France. Par un juste retour, notre Constitution a, dans son article 2, reconnu cette évidence : "La langue de la République est le français".

Or, le 22 mai dernier, les députés ont voté un texte dont les conséquences portent atteinte à l'identité nationale. Ils ont souhaité que soit ajoutée dans la Constitution, à l'article 1er, dont la première phrase commence par les mots : "La France est une République indivisible, laïque, démocratique et sociale", une phrase terminale : "Les langues régionales appartiennent à son patrimoine".

Les langues régionales appartiennent à notre patrimoine culturel et social. Qui en doute ? Elles expriment des réalités et des sensibilités qui participent à la richesse de notre Nation. Mais pourquoi cette apparition soudaine dans la Constitution ?

Le droit ne décrit pas, il engage. Surtout lorsqu'il s’agit du droit des droits, la Constitution.

Au surplus, il nous paraît que placer les langues régionales de France avant la langue de la République est un défi à la simple logique, un déni de la République, une confusion du principe constitutif de la Nation et de l'objet d'une politique.

Les conséquences du texte voté par l'Assemblée sont graves. Elles mettent en cause, notamment, l'accès égal de tous à l'Administration et à la Justice.

L'Académie française, qui a reçu le mandat de veiller à la langue française dans son usage et son rayonnement, en appelle à la Représentation nationale. Elle demande le retrait de ce texte dont les excellentes intentions peuvent et doivent s'exprimer ailleurs, mais qui n'a pas sa place dans la Constitution. »


Nota : 1951, vote de la loi Deixonne, première loi sur l'enseignement des langues régionales.

mardi 3 janvier 2012

CHRONIQUE INTEMPESTIVE D’AVANT-GUERRE – 1

[Chronique intempestive d’avant-guerre – 1]


Quand la bourse va, comment se porte l’économie ?


            La prévision économique est un art. Elle nécessite de solides outils statistiques, des données économiques fiables et des prospectives établies à partir des puissants ordinateurs ministériels concoctant analyses et rapports en tous genres.

            Depuis 2008, qui ne sait pas que nous nous trouvons en pleine « crise » ? Comme si elle était nouvelle. Comme si, depuis la fin de l’existence du bloc soviétique, il n’y avait nulle recomposition profonde de l’ensemble du système capitaliste (finance, comptes publics des Etats, patrimoine privé et industriel, etc.) opérant de nouvelles contradictions politiques et économiques entre les anciennes puissances alliées devenues rivales ?

            Las, accordons crédit le temps d’un récit, à ceux qui se font les porte-parole de ladite « crise ». Et voici donc des extraits de déclarations faites pas par des responsables importants, en 2010 et 2011.

            Chaque jour, un flot ininterrompu de déclarations et de petites phrases émaillent nos quotidiens emplis de lectures des journaux, de sites de presse, d’écoute des flashs d’informations radiophoniques ou à la télévision. Le flot coule si fort, que nous croulons sous les eaux des mots et des actes aussitôt passés à l’oubli de l’écume de l’actualité.

            Quelques-uns restent. Parfois nous nous en souvenons, parfois nous les notons.

« [2010] SORTIE DE CRISE – Christian Noyer prévoit cinq à dix ans de rigueur en 2010.

Le gouverneur de la Banque de France prévoit que l'État devra se serrer la ceinture quelques années.

Il faudra cinq à dix ans de rigueur budgétaire pour sortir totalement de la crise actuelle, affirme, mardi 29 juin 2010, le gouverneur de la Banque de France, Christian Noyer. "Je crois qu'il faudra pas mal d'années, peut-être entre cinq ans et dix ans probablement. Sinon, si on veut le faire très, très vite (réduire les déficits, ndr -  là, on peut avoir un effet négatif sur la croissance. Il faut le faire progressivement, ça prendra au moins cinq-six ans", souligne-t-il. Dans ces conditions, il se dit convaincu que la France peut réduire le déficit à 3% du PIB en 2013, comme le gouvernement s'y est engagé, "sans casser la croissance".

Les déficits publics constitués par les États pendant la récession pèsent sur la confiance des consommateurs et "il faut corriger ça et vite", considère-t-il aussi, car "les dettes nous inquiètent si on ne fait rien pour les arrêter". Pour y parvenir, il juge que la prévision gouvernementale d'une croissance du PIB de 1,4 % en l’année 2010 "paraît un chiffre assez raisonnable".

Les banques sous pression

Christian Noyer, également membre du conseil des gouverneurs de la Banque centrale européenne, affirme par ailleurs que les banques françaises se portent bien, car "la confiance entre elles existe". Selon lui, elles n'auront aucun problème à rembourser leurs échéances auprès de la BCE.

Si les banques européennes pourront toutes rembourser l’échéance de 442 milliards d'euros à l’automne 2010, certaines pourraient souffrir. C'est pourquoi la BCE fera tout ce qui est nécessaire pour que cela se passe bien, selon le gouverneur de la Banque de France. "Mais il faut regarder plus largement et, aujourd'hui, il y a un marché interbancaire qui est moins solide, moins confiant qu'il ne l'était avant", regrette-t-il. Le gouverneur de la Banque de France reconnaît que l'échéance de 442 milliards d'euros est une "échéance importante qui a perturbé un peu" et que "c'est peut-être une partie de l'explication des tensions que nous avons eues dans le système bancaire en Europe".