jeudi 16 décembre 2010

Les contemporains - 5 / Jean-Philippe de Tonnac

Jean-Philippe de Tonnac : de René Daumal au roman



            Quel diable d’homme ce Jean-Philippe de Tonnac… Non seulement il est l’auteur d’une biographie unique, exemplaire, consacrée à notre cher René Daumal que nous recommandons à nos lecteurs pour comprendre tout le suc de notre enquête « Quelle est l’expérience fondamentale ou fondatrice que vous vous jugeriez à l’origine de votre écriture ? » (René Daumal, l’archange, Ed. Grasset, 1998), mais il devient en plus l’auteur d’un premier roman drolatique : Père des brouillards, prix du cœur et du rire.





JP de Tonnac & O. Pascault, Colloque R. Daumal, avril 2008.

            D’abord, intéressons nous à sa biographie de René Daumal, sans laquelle nous ne comprendrions pas qui est Jean-Philippe de Tonnac dans son travail de romancier.

            René Daumal (1908-1944) fut l'un des précurseurs et initiateurs du Grand Jeu avec Roger-Gilbert Lecomte et Roger Vailland, ses condisciples au lycée de Reims, puis André Rolland de Renéville et Pierre Minet. Cette première et unique biographie, fondée sur des sources inédites que Jean-Philippe de Tonnac a scrupuleusement analysées, retrouve le dispersement dans l’unité d’un homme qui se sculpta durant toute sa courte existence au travers des expériences limites, faisant de lui le métaphysicien expérimental par excellence, tant dans la littérature que dans sa vie personnelle : ascèse intérieure, corps à cri du corps avec la langue, usage des connaissances par les gouffres des drogues, apprentissage du sanscrit dès l’âge de 17 ans, travail de la métaphysique indienne, compagnonnage avec le très contesté Gurdjieff. Ses principaux livres sont : Le Mont Analogue (publication posthume, 1952), La Grande Beuverie (1938), qui narre de manière à peine voilée l’aventure du Grand Jeu, tous deux disponibles en collection « L’Imaginaire », chez Gallimard. Il furent rédigés durant la dernière décennie de son existence et jalonnèrent l'approfondissement de sa recherche spirituelle, malgré la tuberculose et une situation matérielle difficile. Chez Gallimard, encore plus importants, que dis-je, essentiels ! nous trouvons les essais L’Evidence absurde (essais et notes I, 1926-1934, édités en 1972) et Les pouvoirs de la parole (essais et notes II, 1935-1943, édités en 1972), ou encore les poèmes de Poésie noire, poésie blanche (1924-1944, édités en 1954), puis l’aboutissement d’une courte vie de recherche, Le Contre-ciel (suivi de Les Dernières paroles du poètes, éd. définitive en 1990). Notons que Le Contre-ciel est un recueil de tous ses poèmes, que lui même contestait, sauf un poème : « La Guerre Sainte » et CE texte figure l’aboutissement de la métaphysique expérimentale de Daumal. Le Mont Analogue est la synthèse d’une vie ardente et haletante où un jeune homme flamboie tel le double de Rimbaud, à tant dévorer sa vie à la comprendre. Là se renferme la métaphore de l’initiation à la réalité.

            La fugitivité (premier numéro le 18 juin 1928, jusqu’à 1932) du Grand Jeu, sa force rimbaldienne et le mythe grave qu’elle laisse dans l'histoire littéraire a fait de l’un de ses principaux acteurs, René Daumal, un homme détaché et remarqué parmi eux. Le plus évident point de concentration, par sa littérature, ses expériences limites, l’évidence absurde et une sagesse conquise et engagée corps avec âme, malgré sa mort de jeune homme de 36 ans. Jean-Philippe de Tonnac, avec son talent et sa méthode rigoureuse de chercheur, signe une analyse fraternelle de celui qui fit une expérience déterminante de «mort approchée» par inhalation de tétrachlorure de carbone, ce qui lui permit une libération compensatoire «des formes logiques de penser» : il perçut LE monde et renonça au «refoulé de l'Occident». Dès lors, il entreprit l'apprentissage solitaire de l'hindouisme, de l’islam et se fit le quêteur absolu d'une vérité qu'il trouva, dès 1931, dans l'enseignement de Gurdjieff, par la médiation d’Alexandre de Salzmann. Pour lui, la rencontre est encore une expérience ; ainsi, avec celle du danseur indien Uday Shankar, la même année, acheva la métamorphose. A 24 ans, il se dépouilla de tout : « Paris était trop plein de mes sécrétions, de mes vieux vêtements; des échecs de mes délires ». Tous ceux qui l’admirèrent furent surpris de cet éloignement du monde, l’ayant perçu comme un futur éminent passeur de la Tradition. Mais René Daumal s'éveilla autre. Il fut le traducteur de plusieurs des grands textes sacrés de l'Inde, et fit paraître des articles remarqués dans La NRF de son si proche ami Jean Paulhan, ainsi que dans les Cahiers du Sud.

La biographie de Jean-Philippe de Tonnac est ni plus ni moins une exquise et très renseignée peinture intellectuelle et artistique de la littérature française des années 1920 / 1940, démonstratrice et méthodique, argumentée sur une documentation inédite, parfois exploitée de première main. Notre biographe est inspiré, en construction de lui-même par l’engagement pour Daumal. En cela, il n’a pu réaliser qu’une étude exemplaire indispensable pour le lecteur de Place aux Sens sensibilisé à Daumal par la présente troisième livraison de l’enquête qu’il suggéra à Paulhan et que nous avons revitalisée. Jean-Philippe de Tonnac y côtoie la grâce et prône ainsi une lecture attentive de sa correspondance pour le désenvaser de la pensée de Gurdjieff. Sa thèse s'ajuste autour d'un simple prénom : Daumal l’archange serait réellement « re-né », mis au monde une seconde et ultime fois, rendu à lui-même par son appréhension de la métaphysique orientale, avant que sa maladie ne prenne une tournure qui le tue tout à fait, le 21 mai 1944.


            Jean-Philippe de Tonnac est un sourire, une écriture, un travailleur de soi et de cette expérience indéniable qu’est l’évidence absurde. Père des brouillards, en un clin d’œil, efface le songe casanier de l’esprit de sérieux, en littérature. De la joie, de la joie. Il était temps ! Et « la joie est douleur », écrivait Daumal. Nonobstant, « Comme la littérature est grave ! », s’exclamait Jean Paulhan le jour des obsèques de Drieu la Rochelle. Dès lors, en désespérés actifs, à l’enseigne de Jean-Philippe de Tonnac, nous dépassionnons, amusés, cette hantise de glace sur le ciel de la fiction. Nous devenons avec lui des « agis ». En effet, c’est qu’Adèle nous enchante, et son enfant, le narrateur de Père des brouillards, est un fieffé garnement diseur de bonne fortune de couches : « …je suis bien mal placé pour vous faire la morale et parler de morale lorsqu’on prétend jeter l’orgasme fondateur de sa mère en pâture, c’est tout dire » (p. 21). C’est qu’Adèle, dans sa rue D’Aumal, IX° arrondissement de Paris, au pied de la Butte, veut saisir le jouir haletant, le jouir frémissant, le jouir absolu : le Grand Jouir. Pour enfanter, noble raison. Car, férue de traités taoïstes, elle a la certitude qu’il ne peut y avoir d’enfant heureux et de destin pour lui s’il n’est enfanté dans l’étreinte passionnée où le feu devient l’ami de l’extase des intimes parois, creuset des gémissements et fécondation. Au bord des passions, l’expérience de l’amant fougueux, le maître étalon espéré, Adèle mène sa géographie intrépide sur la Butte Montmartre, un chaud samedi matin de juillet. Et la géographie de l’itinéraire magique n’est point hasard conjoncturel d’unité de lieu, ni élaboration paysagère. Chez Jean-Philippe de Tonnac, il faut replacer Adèle dans le registre de la connaissance de soi, où la géographie a intimement à voir avec la philosophie : « La philosophie a la valeur d’une carte de géographie : préparation ou résumé du voyage réel », nous confie Daumal. Et la Butte des peintres, poéteux, écrivains, demis mondains à la marge du spectacle, est l’endroit idéal pour dénicher le membre réel pour la génération heureuse. C’est sur la Butte qu’elle trouvera le certifié des chambres à coucher, le margoulin de l’orgasme. Car l’enfant de l’amour ne se concevra qu’avec un héros de l’amour, un expert de la rétention en bataille de jambes en l’air, un diplômé du débusquement des moindres parcelles de frissons féminins pour égayer et préparer l’approche du sourire couché, ce que Breton dénommait le continent Noir. Elle ne supporterait pas l’idée du banal, du vite joui, de l’amant qui se contenterait de s’essuyer en elle, de l’enfant engendré sans amour, sans le feu de la jouissance, conçu seulement dans l’ennui. Adèle veut l’incendie, elle l’aura en belle compagnie à monter vers la Butte, ce chemin pur, « s’élever jusqu’à la rencontre. Voilà notre point de fuite, notre horizon » (p. 94). Mais ce chemin pur ne connaît d’entame que s’il est initié par une connaissance active de soi, à savoir se co-naître c’est co-naître l’univers, cette fameuse expérience métaphysique que parvient à nous montrer encore Daumal, « le chemin du dedans, je ne sais si vous me suivez, celui qui part du plus profond de soi… » (p. 88). L’enfant d’Adèle parle, s’adresse au lecteur qui déguste la recherche d’un père pour lui. Jean-Philippe de Tonnac ôte la voilette d’une question insolite : que faisait notre mère le jour où nous fûmes conçus ? Mais c’est aussi l’histoire d’une femme, une histoire de l’amusement cinglant sur les orfraies des livres compulsifs, peines à dire, les peines à esquisser un sourire de contentement à les lire. Point de peines dans ce Père des brouillards.


            Est-ce le « premier roman » de Jean-Philippe de Tonnac ? Assurément non ! Chez cet écrivain qui s’affirme en 174 pages, nous sommes persuadés que des manuscrits dorment en quelque antre ou soupirail du songe créateur. Cela nous avons pu le concevoir dès notre lecture de sa biographie Daumal, l’archange. Il aime vivre, donc il aime écrire. Jean-Philippe de Tonnac est un écrivain de la joie, il se donne tout entier, écrivain du don presque animal de soi pour être l’ami du lecteur qu’il interpelle, invective, ironise comme de lui-même, invite à poursuivre le livre ou à le refermer : « si le livre existe et si on en a lu déjà les cent premières pages, je ne crois pas qu’on puisse encore dire qu’on vous a forcé » (p. 163). Et si son Adèle était dans le vrai ? Et si nous étions prédestinés par le Grand Jouir maternel ? Père des brouillards nous suivra, on le relira pour dénouer ce fil débridé de nos existences inconcevables à l’instant où la rencontre s’épanouit, se pénètre. Jean-Philippe de Tonnac a signé là un premier roman qui scintille… Il est écrivain total, délivré de sa fin qui maîtrise en lui et littérairement l'alliance de la main à la branche d’acacias, union de la poésie facétieuse et du roman. Père des brouillards commence donc son acte en poien, « recréation du créé », c’est-à-dire qu’il est homme délivré de poésie (poien) et de l’entièreté du don de soi-même, au sens où l’entendait Daumal, « se donner soi-même tout entier dans chaque action, au lieu de faire semblant de consentir à être homme ». L’ivresse de Père des brouillards attend donc une suite. Car, Jean-Philippe de Tonnac a écrit un roman qui est métaphore, que dis-je !‑osons, c’est le vrai terme‑, une métaphysique de l’union mystique entre l’âme de l’adepte et celle du monde, le Spiritus Mundi. C’est donc le roman phare de la rencontre en acte des « agis », des épousailles entre ciel et terre, ce point de l’esprit que le Manifeste d’André breton illumine. Autant d’ivresse avec Père des brouillards… c’est la suite que nous attendons, la suite des délivrances de Jean-Philippe de Tonnac.


Olivier Pascault

[article paru dans le journal Place aux Sens, n°5, 2002.]


  • Jean-Philippe de Tonnac, Père des brouillards, Editions Fayard, 2002, 174 pages, 15 euros.

(N) Signalons aussi, s’il en était besoin, l’excellent dossier H consacré à R. Daumal, dirigé par Pascal Sigoda, aux Ed. L’Age d’homme, 1993.


1 commentaire:

  1. Photo de ton excellent talent d'interventionniste lors de ce fameux colloque sur Daumal qui eu lieu dans ce haut lieu culturel! .
    Il

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