vendredi 31 décembre 2010

Les contemporains - 8 / Brigitte Kernel, par Olivier Pascault


Brigitte Kernel & la tueuse née en chaque femme

par Olivier Pascault


Nulle part est écrit qu’une grande littérature populaire ne soit pas acoquinée à un zeste de noir pour être créatrice et haute en intérêt de découverte par nos lectures. Depuis son Ventre des lucioles, Andréa H. Japp est entrée en collection chez Flammarion et réussit un pari incroyable : elle propose, ni plus ni moins, le talent littéraire à l’état brut, mêlant belles-lettres averties et rigueur exercées par des plumes talentueuses et novatrices dans un catalogue que nous suivrons de très près au futur, à l’instar de ce que l’excellent Nicolas Bouchard nous confia à lecture à la fin 2001 (une histoire bruissante dans le Limoges de 1900, La Ville noire, à commander auprès de votre libraire pour qui veut plonger dans une fiction mêlant dérives dans un siècle où s’affrontent les fils et pères ayant vécu, par-delà les barricades de la Commune de Paris, en 1871).


Brigitte Kernel est de ceux là, de ces plumes certes déjà remarquées par le prix Paul Guth du Premier roman, prix amplement mérité avec Une Journée dans la vie d’Annie Moore (Ed. Presses de la Renaissance, 1993, réédité en poche chez J’ai Lu, 2002). Là, avec son roman Autobiographie d’une tueuse, Brigitte Kernel atteint la plénitude de son art de marier les contrastes et mystères de la palette scripturale : noir et rose.


Eugénie Grandet, alias « Génie », est une splendide octogénaire littéraire habitant Neuves-Maisons. Autour d’elle, les cadavres s’amoncellent en autant de rivalités affirmées et de semonces envers les gênes possibles, destinée à vivre bien, à gagner le pari de devenir la doyenne du bourg. Pour elle, nettoyer ses cauchemars d’enfant passe par une minutieuse exécution qui ne l’a fait remarquer de personne, pas même d’une police pourtant si proche dans son cocon familier. En effet, comme l’enseigna la bonne tante Faujeron à Génie enfant : « Le crime parfait est à la portée de tout le monde ; il suffit de jouer sur la gamme des drames domestiques, des sur ou sous-médications » (p.29). Belle antienne que cela. Toutes ses frustrations sont vengées, une à une, sans rien laisser de cette évidence que supporte la tueuse en elle. C’est ainsi qu’Eugénie voue une admiration obsédante à Clémence, la charmante plante télévisée qui anime, canines plantées au sol, yeux sur la courbe de vie, l’audimat ; alors qu’elle ne manque pas une seule de ses émissions, Retrouvailles, Génie lui écrit, fait son possible pour se faire remarquer d’elle, mais Clémence n’y prête pas plus d’attention qu’à l’ensemble de son public. Pourtant, Génie parviendra à brusquer les événements, à s’immiscer dans le déroulement d’une émission devenue le phare d’une retrouvaille qu’il nous faut laisser en suspens.


Brigitte Kernel signe là un livre distrayant, écrit avec les nerfs de la maîtrise de l’autobiographie fictive soutenue par des dialogues savoureux d’une tueuse au prise avec ses démons, sa soif de ruiner tout ce qui ne va pas en son sens, dans un monologue de diariste à ces chers disparus. De belles formules sont ainsi délivrées dans ces trois cents pages qui éclairent ce que peut être la psychologie d’une authentique tueuse : « Non, je n’ai jamais regretté de t’avoir enlevé le souffle. Je t’aime tant depuis que tu dors à quatre mètres sous terre » (p.137).


Noir et rose, deux nuances qui déchaînent les passions dans mon entourage de liseurs entre ceux qui sont dérangés par une apparente mamie joviale ou bougonnante selon l’humeur, et ceux qui plongent avec délectation dans la sauvagerie d’un beau personnage littéraire ironisant finalement pas mal sur une émission et son animatrice moqueuse et retorse. La vengeance est un plat froid, assaisonné de dilection pour ceux qu’Eugénie tue. Parce que l’on apprend au fil des pages ce qu’il en fut de sa jeunesse désertée par le sens moral des limites, du respect pour la vie. Brigitte Kernel sait décrire la peur envers l’autre, cet autre qui est une pulvérisation de soi, et donc une figure naturellement terrifiante s’il observe et se fait juge. Rose et noir, les couleurs que Brigitte Kernel adopte pour dénuder la déviance de la douleur et de la force, l’instinct maternel et le désir naturalisé de meurtre en une confusion des sentiments à la furie insolite. Eugénie Grandet est en somme la protagoniste exemplaire d’une submersion réciproque et rare entre carnation et pensées, entre histoire vécue durant l’enfance et réalisation de la vengeance comme fait on ne peut plus spontané. Nous en avons l’assurance, Autobiographie d’une tueuse, de Brigitte Kernel, est un bel ouvrage qui conquerra un public avec l’aisance de l’attrait pour les vieilles dames fardées et minaudes qui nous grondèrent de plaisir, alors qu’enfant nous poussions le « vice » à nous asseoir sur le siège du bus : avec l’innocence de l’âge serein, libre et somme toute dubitative à l’égard de leurs cheveux mauves.

Olivier Pascault
[critique parue dans Place aux Sens, n°5, 2002.]


·        Brigitte Kernel, Autobiographie d’une tueuse, roman, Ed.  Flammarion, coll.  « noir », 2002, 304 p. (19 euros).



1 commentaire:

  1. Ah,bien envie de retrouvailles frissonnantes pour cette charmante démoniaque.
    Il

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