Irradiation du bonheur : une enquête scientifique de Christakis et Fowler
par Olivier Pascault
« M’est avis, donc, que le bonheur intime et propre n’est point contraire à la vertu, mais plutôt est par lui-même vertu, comme ce beau mot de vertu nous en avertit, qui veut dire puissance ».
Alain, Propos sur le bonheur
(Gallimard, NRF, 1928, p. 224, chap. LXXXIX du 5 nov. 1922)
Le 5 décembre 2008, le British Medical Journal (BMJ), revue scientifique internationale la plus lue au monde depuis sa création en 1840, publiait les recherches entreprises depuis vingt ans par deux scientifiques américains, Nicholas Christakis et James Fowler. La presse française a manqué de répercuter en grand leur conclusion qui n’étonne pas un lecteur d’Alain : le bonheur de chacun dépend du bonheur de l’entourage.
D’un individu à l’autre, c’est évident, certaines émotions agissent telle une contagion. Ce fait ne présente pas pour autant une connaissance précise de cet impact à long terme d’un individu sur son bonheur, ainsi que sur le nombre et la proximité des sujets « contaminés » par le bonheur de telle ou telle personne de son entourage direct et indirect (famille, relations professionnelles, voisinage, amitiés…). Dès lors, l’objectif des professeurs N. Christakis (Harvard Medical School) et J. Fowler (Université de Californie à San Diego) était d’évaluer si le bonheur pouvait se répandre, à long terme, d’un sujet à l’autre et dans l’ensemble d’un groupe social. Pour conduire à bien cette recherche originale, ils ont mené leur étude sur une population de 4.739 personnes d’une ville du Massachusetts qu’ils ont suivi de 1983 à 2003.
Une telle étude approfondie qui se déroule sur deux décennies suscite un double intérêt scientifique : à la fois pour la recherche médicale et la recherche en sciences humaines et sociales. Répandons donc le plus possible les traits saillants de ses conclusions. D’autant qu’il a fallu cinq longues années à nos deux auteurs pour exploiter leur recherche en la valorisant sous la forme d’une publication scientifique.
Leur réponse clarifie en premier lieu autant les critères de proximité géographique et proximité sociale des sujets entre eux : « les variations dans le niveau de bonheur d'un individu peuvent se propager par vagues à travers des groupes sociaux et générer une large structure au sein même d'un réseau, créant ainsi des groupes de gens heureux ou malheureux ». Christakis et Fowler nous procurent de significatifs exemples pour étayer cette réponse à partir de l’amitié du sujet étudié. La probabilité qu'une personne soit heureuse augmente de 42 % si un ami qui vit à moins de 800 mètres le devient lui-même. Cette donne passe à 25 % si l'ami vit à moins de 1,5 Km, et elle continue de décliner à mesure que l'éloignement croît. Par ailleurs, le bonheur d'un sujet de l’étude peut « irradier » jusqu'à trois degrés de séparation, c'est-à-dire que l'on peut rendre heureux, l'ami de l'ami d'un ami.
Il est cependant notoire, en second lieu, que du critère de l’entourage dépend ou pas la contamination du bonheur. « Les gens qui sont entourés par beaucoup de gens heureux (...) ont plus de chance d'être heureux dans le futur. Les statistiques montrent que ces groupes heureux sont bien le résultat de la contagion du bonheur et non seulement d'une tendance de ces individus à se rapprocher d'individus similaires », précisent les chercheurs dans le BMJ. Ainsi, les possibilités de possession de bonheur augmentent de 8 % en cas de cohabitation avec un conjoint heureux, de 14 % si un proche parent heureux vit dans le voisinage, et de 34 % en cas de fréquentations de voisins joyeux. Pour autant, ce phénomène comporte une limite, et pas la moindre ; la formule de contamination ne s’applique pas au lieu de travail du sujet. Selon l’étude, « Les collègues de travail n'affectent pas le niveau de bonheur, ce qui laisse penser que le contexte social peut limiter la propagation d'états émotionnels ».
Christakis et Fowler présentent leurs recherches comme « une raison supplémentaire de concevoir le bonheur, comme la santé, comme un phénomène collectif », expliquent-ils. L’éditorial de ce numéro de décembre 2008 du BMJ revendique à bon escient le caractère « révolutionnaire » de cette étude qui pourrait contenir de sérieuses pistes en termes de santé publique. Le journal ajoute en effet que « si le bonheur se transmet effectivement par le biais des relations sociales, cela pourrait contribuer indirectement à la transmission similaire de la [bonne] santé, ce qui a des implications sérieuses pour l'élaboration des politiques » publiques. Les deux chercheurs américains le signalent, dès leur introduction, le bonheur est à tel point une donnée fondamentale pour l’existence humaine que l’Organisation mondiale de la santé (OMS) le désigne de plus en plus comme un critère de l’état de santé général d’un pays et, plus largement, de toute zone géographique qu’elle analyse et suit dans sa gestion courante en santé publique ou de catastrophe.
Chacun d’entre nous tirera de notre entourage immédiat des repères au quotidien, partant de l’enseignement de l’irradiation du bonheur ; il en sera de même à propos d’une certaine joie de vivre. D’autres s’en nourriront pour étendre cette recherche au champ des revendications politiques. Plus important, Emile Chartier, connu sous le nom d’Alain (1868-1951) a rédigé plus de cinq mille « Propos », dont quatre-vingt treize Propos sur le bonheur écrits entre 1909 et 1925 (date de la première publication de ces Propos).
« Penser, c’est vouloir », dit Alain. Il en va de même pour le bonheur qui n’est pas un fruit gâté ou exquis que l’on goûterait pour juger de sa valeur. Le bonheur est un acte de la volonté et, parce qu’il se veut, il est et peut s’accomplir. Tirant parti de Hegel, qu’Alain cite en référence utile, qui affirme que l’âme est immédiatement enveloppée de tristesse, Alain enseigne que se délivrer du désespoir se fait dans et par l’action. Car l’action libère, que cela soit dans le travail manuel de réfection de son grenier, à scier du bois ou marcher, mais aussi dans le travail intellectuel. Oublier la tristesse se décide, se veut. Tout devient possible si cet oubli est rendu actif. Alain acquiesce ce qu’il a lu de Descartes dans Les Passions de l’âme (1649), pour qui la tristesse relève d’une physiologie indisposée « comme un cor au pied » que l’on soigne pour en guérir aussi vite que l’on désire marcher sans gêne. C’est-à-dire que l’on doit considérer la tristesse comme partie prenante du corps et non de l’âme. Les amis, et plus généralement tout l’entourage, se choisissent pour leur appétence et une réciprocité de bon aloi sur les aspects que l’on souhaite placer au premier chef. En tout cas, il est salutaire d’apprendre ici que la recherche scientifique opère sur des voies que la réflexion personnelle de chacun emprunte. C’est un atout pour tous. La vie bonne devient ainsi bonne vie, affirmerons-nous dans un élan de sourire allusif aux thèses de Comte-Sponville mâtinées des lectures des contes Normands de l’ami Maupassant.
O. P.,
le 12 novembre 2010.
Le bonheur de soi et d'autrui dépendant du lien social positif à créer dans notre entourage mais aussi du sens que l'on veut donner à sa propre vie. Une question de bonne volonté, soit ! j'ai trouvé ma voie. Excellent message d'espoir que cette étude scientifique que tu nous proposes là cher OP.
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