Marquer son temps autrement : philosopher, c’est parler et écrire
Par Olivier Pascault
En octobre 1961, Karl Jaspers signe l’avant-propos de son ouvrage Initiation à la méthode philosophique. Utiles propositions, du reste. « Quand la radio bavaroise m’invita à donner une série de conférences de philosophie dans le cadre de son université télévisée, j’en fus surpris. Quelle audace de la part de la radio, et quelle aubaine pour le conférencier ! Je n’hésitai pas : la philosophie est destinée à l’homme en tant qu’homme, elle appartient à chaque individu. » (1), écrit en ouverture Jaspers.
Pour lui, cet exercice est un défi, car « cela ne veut pas dire que j’allais parler de petits sujets philosophiques », et relève d’un vœu de puissance de la parole par la rédaction délibérément brève d’un texte : « quiconque fait de la philosophie est tout de suite dans les grands sujets et dans la philosophie ». Le souci de la brièveté ne suppose pas pour lui de « donner des éléments simples afin de préparer l’auditeur à l’activité philosophique », mais bel et bien de philosopher avec lui.
Jaspers, comme T.W. Adorno, G. Anders, etc., actent une pensée en mouvement, entre textes radiophoniques et écrits livresques. Ils se singularisent tous de la tradition radiophonique empruntée par des philosophes Français qui eurent eux aussi recours à la radio, tels G. Deleuze, M. Foucault, J.-P. Sartre. En effet, il y eut un parti pris délibéré en France durant de longues années : ou bien la conférence et le séminaire enregistrés, ou bien l’entretien radiodiffusé. La philosophie, l'histoire de la philosophie sont des exercices particulièrement ardus à mettre en voix devant un microphone. Soit l'on aboutit à une vulgarisation pas forcément du meilleur effet au plan didactique et dialectique, soit on aboutit à faire parler un « grand auteur » sans aller au fond d'une mise en perspective d'un travail en cours, d'une recherche s'élaborant en direct. La notion de direct ou des conditions du direct est essentielle pour les philosophes Allemands. En Allemagne (ou aux Etats-Unis pour Adorno qui a commencé là-bas sur une station de la Côte Est), les philosophes préféraient résolument un texte comme base, surtout un texte très élaboré et travaillé dans l'urgence rédactionnelle, puis la calme narration derrière le micro et l'improvisation du direct qui, par la suite, devait prendre son ampleur dans les textes parus qui s'ensuivent. En conséquence, nous devons nous rendre à l’évidence, cela produit des textes brillants et agréables à étudier.
En outre, pour nos philosophes Allemands, il n’est pas question à la radio d’enseigner ou de communiquer des connaissances, comme le font nos Français qui privilégient la transmission d’opinions et la délibération autour d’un livre. Pour Adorno, Jaspers et autres, il s’agit de suivre le chemin de la philosophie. Il s’agit de traiter d’un sujet au fond et de savoir en débusquer toutes les expériences. Leurs conférences radiophoniques forment des textes originaux, nourrissant la matière même de leur œuvre. Elles disposent librement d’un sujet, abordent toutes les problématiques mais reviennent toujours à un centre commun : unifier le savoir, rationaliser les expériences humaines, pour que la philosophie, comme le note Adorno, « passe du mode de pensée à une attitude générale de philosophe critique dans l’examen du réel » (2). Contrairement aux radiodiffusions françaises de la philosophie, les formules rhétoriques ne sont pas légion chez nos penseurs d’outre-Rhin. Ils écrivent, disent et écrivent en même temps. Lors des parutions livresques de leurs conférences radiophoniques, il n’y eut guère besoin d’un travail éditorial pour remanier les textes, contrairement par exemple aux entretiens de Sartre avec Michel Contat (3) qui se lisent mieux qu’ils ne s’écoutent.
Il est assez surprenant de constater de prime abord qu'il existe une telle disparité géographique d'une aire philosophique à une autre, d’un mode de radiodiffusion à un autre, si nous pouvons nous autoriser à les qualifier ainsi. Les philosophes Français n'ont jamais bouleversé le medium radio ni la méthode radiophonique, contrairement aux Allemands. P. Bourdieu illustre à lui seul la crainte et l’antipathie de la tradition française envers l'oralité, y compris pour ses propres enseignements en séminaires devant son auditoire (4). Or, philosopher, c’est marquer son temps en le décryptant. Parler, écrire est au fondement de la geste philosophique inscrite dans l’histoire. Autrement dit, l’oralité socratique est une lutte pour dire et réaliser la philosophie. L’oralité philosophique est aussi « noble » que l’acte d’écrire. Il nous faudra revenir ici sur cette question et développer nos présents propos liminaires, sans doute en relisant ces auteurs qui ne se sont jamais scindés en deux dans leurs travaux.
Olivier Pascault
[article publié dans la revue Mercure –les médias autrement, n°1, hiver 2007)
Notes.
Note 1 :
Jaspers, Karl : Kleine Schule des Philosophischen Denkens, Munich, R. Piper Verlag, 1965. Traduit de l’allemand par Laurent Jospin sous le titre : Initiation à la méthode philosophique, Paris, Ed. Payot, 1966.
Note 2 :
Adorno, Theodor W. : The Stars Down to Earth, Frankfurt am Main, Suhrkamp Verlag, 1975. Traduit de l’américain par Gilles Berton sous le titre : Des étoiles à terre, Paris, Exils Editeur, 2000.
Note 3 :
Sartre, Jean-Paul & Contat, Michel : Autoportrait à 70 ans, Gallimard / France Culture, 2005 ; première radiodiffusion en 2001. Entretien repris dans Situations, t. X, Paris, Gallimard, 1976.
Note 4 :
Pour s’en convaincre, et lire un condensé des craintes françaises à l’égard de l’audiovisuel, consulter Bourdieu, P. : Sur la Télévision, Paris, Liber, 1996.
Un exercice radiophonique que tu as pratiqué avec prouesse autrefois.
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