Ce que signifie et veut Le Serpent Vert de Goethe
« La poésie, c’est le conte », affirme Johann Wolfgang Goethe dans sa biographie Poésie et vérité (Dichtung und Warheit) achevée en 1831, un an avant sa mort [voir note 1]. Singulière assertion ? Pas tant que cela du point de vue de l’art poétique, source créatrice pour Goethe et guide de ses voyages immobiles et terrestres. Car toute l’oeuvre de Goethe est jalonnée de la fusion inextricable entre existence et écriture sous tous les scalpels : celui du dramaturge, du romancier, du scientifique et celui du politique et, enfin, du poète. Il est donc conteur. L’un de ses contes, le plus primordial, n’a cessé de le poursuivre. Il l’a dit enfant, puis l’a raconté à ses camarades étudiants, à Strasbourg… un conte qui l’a fort positivement hanté jusqu’à la veille de sa mort.
Le Serpent Vert, c’est de lui qu’il s’agit, est le titre célèbre en France de Le Conte (Das Märchen), autre désignation ailleurs et qui tient lieu d’annexe aux Entretiens d’émigrés allemands. Rédigé initialement à Iéna en 1795, Le Serpent Vert avait été réclamé avec ardeur par l’indéfectible ami F. Schiller qui l’a publié dans sa revue Les Heures, après que Goethe le lui ait maintes fois raconté. Pourquoi Goethe le reprend-t-il pour parachever ses Entretiens ? Il semble que dans cette somme de récits ni le thème des Entretiens d’émigrés allemands ni son titre n’explique le conte.
Chassés de la rive gauche du Rhin par l’armée révolutionnaire française, des émigrés se sont assemblés chez une baronne. Ils conversent sur les âpretés de leur situation, mais aussi à propos d’événements étranges qui les secouent tous, sur l’art du récit, la morale, l’éducation, le merveilleux et le conte. La Baronne, elle, s’exprime assez souvent sur la générosité d’âme qu’il est nécessaire de posséder et la capacité de se sacrifier pour le bien d’autrui, deux qualités humaines bien rares. Dans Le Conte, le serpent vert se sacrifie volontairement pour le bien commun, ce qui demeure une qualité engageante au plan politique. Tel serait le plus sérieux lien [voir note 2] qui unit les récits des Entretiens et Le Serpent Vert. Dans les premiers, l’Abbé prononce une seule phrase : « Ce soir, je vous promets un conte qui vous rappellera tout et rien ». Or, Le Serpent Vert reste une énigme littéraire. Enigme pour les exégètes de Goethe, énigme pour les érudits et plus simplement tous les curieux de littérature et philosophie. Le Serpent Vert ne raconte en rien des destins particuliers ou individuels mais met en scène moult personnages. En sus, nous pourrions ajouter une énigme supplémentaire à l’énigmatique Conte. Goethe et Schiller signèrent en commun une épigramme en 1796 dans le cycle des Xéniès :
« Le Conte
Plus de vingt personnages sont à l’œuvre dans le conte.
- Mais que font donc tous ces gens ?
- Le Conte, mon ami ! ».
Les personnages forment une foule. Les concepts, les idées, la symbolique et toutes les interprétations possibles sont tout aussi nombreux. Le Conte s’autorise de tout, il autorise tout. C’est ainsi et déjà une heuristique pour tout travail libre et libéré des chaînes de la préconception et de l’atermoiement dans les seuls arcanes du prêt-à-décrire, du prêt-à-raconter. C’est encore une méthode de travail et une lecture précise d’un travail particulier. La rigueur n’enlève pas non plus le recours à la fantaisie, à la libre scansion du merveilleux établi dans les mythes, les croyances populaires, la toponymie ou encore les légendes formulées à partir de faits historiques avérés. En général, avec Goethe, nous savons que raconter et décrire, en fiction et en théorie, peuvent s’élaborer sous les sceaux mêlés de l’imaginaire et du réel pour faire sens. Nous en prenons parti. A tout le moins lorsque la narration peut très efficacement rejoindre le goût du lectorat. Toutes les énigmes du Serpent Vert sont « symboliques, et non allégoriques », comme l’écrivait Goethe à Humboldt le 25 mai 1776. Elles sont insolubles et portent un sens. Prises isolément, ces énigmes secourent et donnent place à une signification utile pour qui souhaite scruter quelque trait de l’existence et du monde des idées. Les lecteurs du Serpent Vert y ont toujours admiré sa légèreté, la fantaisie du récit et, au final, sa grandeur dans ses antiennes sous-jacentes. D’autant que Le Conte serpente, autant employer de plain-pied ce verbe, les quatre-vingt trois années du frère écrivain. En effet, il ne faut jamais oublier que pour Goethe, le conte littéraire renferme des impératifs d’écriture. Il doit « exciter la curiosité, retenir l’attention, inciter à vouloir élucider précipitamment des énigmes insolubles, envoyer sur de fausses pistes, embrouiller l’esprit par une progression dans l’étrange, susciter la compassion et la peur, toucher et, pour finir, apaiser l’esprit en faisant entrevoir, derrière l’apparente gravité, un sourire à la fois serein et malicieux ; et la lecture achevée, donner matière à l’imagination pour continuer à broder, et matière à l’esprit pour méditer » (in Poésie et vérité). Là se situe tour à tour un art de la fiction sur lequel prend pied une démarche créatrice et la si belle facture provoquant la joie de dire, raconter, lire et écrire.
O. P.,
le 11 novembre 2010.
· Notes :
1. J. W. Goethe est né à Francfort sur le Main le 28 août 1749 (pour l’anecdote symbolique, à midi ; « Frère couvreur, il est midi, les travaux peuvent commencer ») et est mort le 26 mars 1832.
2. Le bien d’autrui, ou des autres, ne porte pas la même signification que le bien commun. Le premier terme relève d’une conception morale, voire théologale en exagérant un peu quand le second révèle une préoccupation républicaine d’obédience sociale et critique, présente dès les revendications révolutionnaires de 1789.
Le commentaire se suffit à lui-même, il ne nécessite pas de commentaires autres qu'élogieux.
RépondreSupprimeroui un commentaire bien utile qui nous éclaire mieux sur ce nom judicieux et symbolique du blog.
RépondreSupprimerIdC
tres bon merci
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