mercredi 17 novembre 2010

Itinéraire Christian Ganachaud (2/3), par Olivier Pascault


Dieu joue atout coeur ! - La rythmique selon Christian Ganachaud

par Olivier Pascault

Qu’on se le dise, fidèles et infidèles, fous, incroyantes et apostats, Dieu est pour Christian Ganachaud un être débordant de bontés terrestres. Avec Les aventures des Frères Ganache à la recherche de Dieu, il ne sait plus où crécher après des déboires de santé. Il affectionne les alcools forts et déprime souvent de son grand corps qui déborde de la planète. Aux cartes, il commence le jeu : atout coeur. Les Frères Ganache sont ses copains, sa famille. La trinité s’emballe, Dieu peut déballer son fourbi tenant dans un sac plastique et attacher sa mobylette dans la cour dévastée de la ferme. Mais là, nous sommes à la fin du roman.

Il n’est pas inutile de livrer d’emblée une citation tenant lieu de résumé pour saisir les arcanes de l’intrigue :
« Nous n’avons pas connu le fils du vieux. Lorsque nous sommes arrivés à la ferme, c’était déjà une légende. A seize ans il est parti à Paris pour devenir poète, avec la moue dédaigneuse des visionnaires, il est revenu trente-trois ans plus tard dans le rictus pétrifié des morts. Il avait cru découvrir la vraie vie dans le monde littéraire, il découvrit l’enfer comme un lutin croyant rêver dans le jardin d’Eden se réveille dans une arène au milieu des tigres, quelle merde furent ses derniers mots écrits sur le bout de papier découvert dans sa piaule pourrie.
Il s’est jeté du sixième étage d’un hôtel minable, une trop grande lassitude, mort par excès de vie comme nous mourons par excès de Dieu, semblable à ces squelettes d’oiseaux chus dans la montagne par excès de soleil, comme nous vivons par excès d’espace, et le fils écrivit par excès de Verbe. Le fils laissa derrière lui un manuscrit, les pompes funèbres ramenèrent le texte et ses quelques fringues, le soir de l’enterrement le père lut le livre de son fils puis déchira chaque page et les avala en buvant du vin. Il mangea toutes les feuilles jusqu’à la dernière page, jusqu’à ce qu’il fut saoul, jusqu’à ce qu’il tomba en saignant, jusqu’à ce que le rat lui rentre dans la tête. » (p. 45-46).

Au commencement était le verbe et le verbe sursoit au trop-plein de silence, le creux qui membre le vide d’absolu. Le père reçoit la dépouille de son poétique fils parti conquérir les lettres parisiennes comme on allait d’antan chercher à réconcilier les pharisiens. Mais les parisiens sont hostiles à la bonté, davantage dans le monde des lettres qu’ailleurs. Pour cause, Paris n’est plus au peuple, il en a été chassé à sa périphérie. Les deux frères Ganache, adoptés par le Vieux pour travailler dans la ferme, n’ont plus qu’une mission confiée par le vieux qui se meurt : rechercher Dieu. Mais les Frères Ganache sont des tarés d’absolu : en premier lieu, ils dénichent Dieu dans l’annuaire. Ils sont du village de Clou, trou perdu dans le Massif central. Mais ce peuple là a une vie, des caractères, ils aiment ou se détestent, forniquent au grand air ou se cognent la tête dans les troncs de bois faute de partenaires.

Autant le dire, nous sommes secoués en tous sens par Ganachaud : par la qualité, la maturité de son écriture, de son art de la narration, ses dialogues, la minceur de l’arête sur laquelle les Frères se trouvent entre gouffre et salut, la drôlerie et, comme toujours, de deux marques de fabrication de la maison « Ganache » qui nous paraissent confirmer un jugement général.

Son art et faculté, d’abord, à nous plonger dès les premières pages dans tout un univers, bref, à marier à la perfection l’uchronie et la médiation avec ce qu’il lit, étudie, comme un passeur bravache qui aide son lecteur libre de le suivre en toutes pérégrinations ; son cisèlement détonnant du dialogue et la mise en scène des situations, par exemple le frangin passant la nuit avec Prouty, sa peluche tant aimée, le Vieux et son rat qui lui mange une à une les parties du crâne, puis de tous les organes du corps depuis son dialogue invisible avec son fils mort. Cet aspect doublé, ensuite, pour la première fois chez Ganachaud (parmi ses dix livres publiés jusqu’à celui-ci), de l’usage du présent, sert des réflexions sous-jacentes sur la politique (la bataille devant la maison Ganache entre les partisans du OUI et ceux du NON ; avec un cantonnier qui, au final, balaie les dents laissées sur le champ de bataille, comme après toute manifestation ; ici, démonstration mémorable), la foi, la recherche personnelle, l’absence, la mort, les petits et laids comme réceptacles de la grâce proprement humaine.

En effet, Christian Ganachaud mène tout lecteur dans un monde où la quête, la foi, les croyances et leurs symboles vivants sont rendus accessibles aux néophytes et aux incroyants en y délivrant un message profondément bienveillant, humaniste (osons le mot !) : faire comprendre, par la concrétion de la tolérance dans un livre de fiction, que ces croyances n’ont pas à être stigmatisées, honnies ou politiquement exécutées. Elles font le monde, la culture et l’histoire. Elles font le monde parce que tout ne se perçoit pas immédiatement par la seule connaissance rationaliste, foi de matérialiste ! Pourquoi ? Un personnage, l’abbé Bigote, peaufine le plan de Dieu, tentative de syncrétisme entre symboles, croyances magiques et éléments d’exégèses bibliques ; ce plan s’avère une construction vaine qui ne fait que mener à une fête écumante les 132 habitants du village. Cette tentative de calcul rationnel pour parvenir à Dieu est donc caduque. Malgré tout, la parole de Jean, le message johannique de la raison comme vecteur de la foi est montré dans Les Aventures des Frères Ganache dans l’interaction permanente entre foi et raison, l’une menant l’autre. En réflexivité. Autre chose primordiale est la présence de personnages secondaires qui impriment la marque du déroulement narratif, puisque les caractères humains, épurés, condensés, nous montrent combien l’inversion des pôles est la règle des sages, ou des fous : le fou / sage (ou Dieu) ne se pose pas la question de savoir si on croit ou non en lui. Il est. Il demeure accessible, n’a rien d’un démiurge tout puissant. Dieu arrive sur sa mobylette dans le pyjama bleu de l’asile du coin. Cette posture prise par Ganachaud, corollaire à sa vie et son travail, le met en situation de rupture complète avec tout prosélytisme, avec toute tentative de se vouer au sein poilu du Pantocrator sévère. Quelques écrivains, néo-croisés fascisants et antisémites avérés, par exemple Marc-Edouard Nabe et Michel Houellebecq et leurs clones imbriqués dans un christianisme traditionnel, ne peuvent que pâlir devant un tel phénomène éditorial : Christian Ganachaud, chrétien libre, annonce liberté et souveraineté personnelle quand eux choisissent de renouer avec l’esprit des années trente. Il perpétue son Dieu et non Dieu et ne demande à personne de le suivre ou de gagner la foi.

Certaines lectures stigmatiseront même un parjure dans le livre qui proviendra sûrement d’une incompréhension de la place que Ganachaud accorde au sacré. Elles seront vaines et minoritaires, pas de quoi l’embarrasser par un tel jugement (la liberté effraie les bigots) qui, au final, confirme le sentiment d’une authenticité de la foi loin des organisations cultuelles institutionnalisées. La « vie passante » (comme spectateur de soi-même) devient l’évidence absurde du monde sans la décision des Frères Ganache de devenir cristologues (au sens strict sur les Monts de Clou), après les péripéties de recherche de Dieu à la lecture nue de ce qu’on leur en dit : garagiste, notaire, instituteur, abbé... Le Vieux, le père, est la figure dramatique du néant nécessaire pour que les Frères décident, après les expériences et échecs pour retrouver Dieu, de devenir cristologues. Le néant est aussi un corps bouffé par le rat, obsédé par son souhait de voir Dieu.

Les quartzs prélevés pourraient permettre aux frangins de mieux vivre matériellement. Mais non, c’est Nasier le marchand qui en profite pleinement. Les Frères Ganache se placent au-delà, ils satisfont leur seul désir d’exister, à défaut de vivre. Ils soliloquent en jumeau, ils sont de Clou, ce village paumé, déserté de tout et veulent y rester faute de mieux. Ils habitent l’essence de Clou, ils sont la plèbe sans droit (des thêtes contemporains, en somme), sinon de se taire et ne pas compter, alors qu’ils reçoivent la visitation de Dieu.

Le silence est une vertu, du moins une initiation exprimée par ses antonymes : la Parole, le Verbe. Ce n’est pas un hasard si la chair et les corps des frangins ou du Vieux sont exemplaires d’une tare. Le délabrement est la source de la catégorie ontologique de la nécessité. Le Vieux les voulait les plus tarés possible pour le travail de la ferme, pour en faire ses servants. Le parjure, ou la limite du parjure annoncée, se situe dans un Dieu « humanisé », un être-là en tout, sans les fioritures brillantes du sacré et en un lien sectionné radicalement avec l’institution ecclésiale.

Pour ne pas conclure, Les Aventures des Frères Ganache, premier pas d’une saga, est un livre hautement réussi, le plus réjouissant qui nous ait été donné de lire durant l’année 2003. Je crois même qu’il faudra que notre écrivain mette en chantier le suivant. Ce qu’il n’a pas fait pour se diriger plutôt, avec son livre Le Fou de dieu (L’Oeuvre éditions, Paris, 2009 ; livre sur lequel nous reviendrons), dans la narration inquiétante du psychisme de l’écrivain comme objet littéraire. Or, nous voulons suivre les frangins, goûter au rire subtil et réfléchir des concepts complexes au travers de leur exécution simpliste. Ce point est essentiel : Ganachaud condense, par un chemin semblant être burlesque, le destin d’une pensée multiple fort complexe. Oui, nous voulons poursuivre la découverte des frangins, du spécialiste des sauts microbiens et de l’as du tracteur. C’est une épopée, en effet, qui renoue avec le grand style d’une littérature métaphysicienne joyeuse, ou, même si la mort rôde et son fatras de nihilisme historien en cours dans l’époque, de cette littérature absolument nécessaire à déployer. Beau travail, Christian Ganachaud, pari tenu, pari réussi qui plaira assurément à tout lecteur infidèle ou fidèle en toute lucidité de choix personnel : Un Ganache sinon rien !


Olivier Pascault


[chronique initialement parue dans la revue littéraire La Nef des fous, numéro de printemps, 2004 – texte remanié le 17 nov. 2010]




·         Christian Ganachaud, Les Aventures des Frères Ganache à la recherche de Dieu, Editions du Rocher, 2003, 126 pages (12 euros).





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